Nouvelles érotiques au féminin, poésies saphiques, littérature lesbienne
16 Septembre 2010
L’odeur qui régnait dans l’endroit était singulière dans ce mélange de sueur virile, poussière, talc chauffé mêlés aux essences de rose, jasmin, musc et autre ambre gris. L’ampleur de ces parfums alourdissait la flanelle des chemises bouffantes, engluant chaque parcelle de peau humide d’où suintaient alors avec excès la fatigue, la nervosité et l’agressivité des combats. Le bruit, également, était terrible, résonnant sur les murs de pierre blanche, tantôt métallique, crissant, tantôt fait de cris rauques ou rageurs. La dizaine d’escrimeurs qui croisaient le fer dans la lueur rougeoyante de torches disposées tout autour de la grande salle d’armes, ne gâchaient ni leur ardeur, ni leur plaisir. Leurs pieds glissaient sur la sciure recouvrant le sol laissant tantôt de larges arabesques, tracés d’une danse à la chorégraphie élégante et précise, tantôt de petites pointes nerveuses, telles la trace du sabot d’un cheval qui piaffe. L’effervescence qui régnait en ce lieu était si tangible que, s’ils n’étaient des règles de bienséance et de courtoisie, on aurait pu croire que certains de ces combattants, emportés par leur ardeur, se seraient bien volontiers laissés aller à transpercer leur adversaire. Dans ce brouhaha de forces brutales et agacées, les deux commères rondouillardes assises non loin d’une fenêtre bouchée n’en menaient pas large, se blottissant l’une contre l’autre dans la crainte, non négligeable, de se prendre un mauvais coup. Madame Lorca, son mouchoir comprimé sur ses lèvres, se demandait encore comment elle avait pu se laisser entrainer ainsi par son amie, la Delavigne, dans ce haut lieu de la masculinité. Réprimant un hoquet de nausée, Madame Lorca, le regard affolé, se pencha vers son amie pour lui murmurer,
- Êtes-vous certaine, bien chère, de votre fait ? Je ne décèle ici rien qui ne puisse résoudre mon problème. J’ai un bal à coordonner et vous me faites alors perdre un temps précieux qui…
- Arrêtez de grelotter comme un pompon sur son baudet et attendez la suite !
Le ton de la Delavigne en imposa quelque peu à la commère qui se tut, peut-être un peu froissée qu’on la maintint ainsi dans une ignorance évidente mais également portée par une bien légitime curiosité. Son silence forcé fut alors bien vite récompensé.
Le timbre puissant d’une voix s’éleva du fond de la pièce, forte, impérieuse, autoritaire. Les combattants cessèrent instantanément leurs échanges, chaque visage se tournant presque avec appréhension vers la silhouette autoritaire qui venait de se détacher d’un recoin obscur et leur intimait l’ordre de stopper les assauts.
- Si vous comptez combattre ainsi, Messieurs, votre adversaire aura beau jeu et peu de gloire de vous transpercer tels de vulgaires poulets !
Le maître d’armes venait ainsi de s’exprimer et, si ce n’était la dureté de ces propos face à des combats somme toute de qualité honorable, le plus surprenant de cette interruption venait sans doute du timbre particulier de cette voix, qui, quand bien même fut-elle imposante et ferme, était celle d’une femme.
- Auriez-vous donc oublié vos attributs virils dans le salon de vos maîtresses avant même que de venir ?! Si c’est ainsi que vous leur rendez hommage, Messieurs, attendez vous à ce que ces dernières ne baillent d’un ennui le plus sévère.
La Delavigne, aux anges, pétillante de son unique œil, l’autre qu’elle avait perdu étant masqué par un bandeau en velours foncé, se pencha vers son amie et lui murmura à travers les plumes de dindes et de coq qui sortaient ébouriffées du col haut de son manteau.
- Alors vous voyez bien que nous avons ici notre sauveuse qui sans nul doute saura affronter les capricieuses humeurs de votre Comtesse.
De taille moyenne, brunette, fine, élancée, la jeune femme à la voix de stentor se plaça au milieu du groupe d’hommes qui s’étaient ainsi figés.
- Monsieur de la Rocardière, me prêteriez-vous votre fleuret je vous prie ?
L’homme s’exécuta sans attendre et lança sa lame en direction de la jeune femme qui la rattrapa avec grande habileté par la poignée. La jeune femme se tourna alors vers un homme de haute stature, vers lequel elle s’inclina très légèrement.
- Monseigneur…
Monseigneur ?... souffla estomaquée Madame Lorca aussitôt mouchée par la Delavigne qui lui enfonça sans ménagement la pointe de son coude entre les côtes.
- Je vous prie, soyez le premier tireur…
L’homme se redressa et vint vers la jeune femme, son fleuret tenu haut, concentré. Il décrivit alors de large cercles autour d’elle qui le regardait, presque amusée. L’attaque fut soudaine et habile bien que la jeune femme la contra sans effort d’une parade très élégante. L’homme riposta aussitôt mais dut reculer devant une contre riposte qui le mit alors dans l’obligation lui-même de se défendre par une autre parade. Les deux tournaient l’un autour de l’autre dans une chorégraphie précise et savante. Leurs fleurets se croisaient dans un bruit sec qui résonnait dans la large pièce aux murs épais de pierre. Chacun avançait, puis reculait. L’homme pinçait fortement ses lèvres, agacé sans doute de l’habileté de la jeune femme qu’il n’arrivait pas à contrer malgré sa haute taille qui lui donnait un avantage indéniable. Soudain l’escrimeuse se plia prestement, se glissant ainsi sous le bras de son adversaire qu’elle contourna, le forçant alors lui-même à se retourner dans une légère perte d’équilibre. Le dialogue entre les deux escrimeurs tourna alors si court qu’une partie de l’audience manqua la touche de la jeune femme tant elle fut vive et inattendue. L’homme réprima un râle tant par la douleur de la mouche lui ayant griffé la poitrine que par la honte de s’être ainsi, aussi facilement et rapidement, fait battre. L’auditoire hésita mais ne put s’empêcher d’applaudir l’excellence de cette joute. La jeune femme s’inclina devant son adversaire dont la chemise ouverte se tachait d’une légère trainée de sang.
- Monseigneur, je souhaite que ma mouche vous fut douce, car si elle avait été une pointe, aussi pratiquement vous eusse-je transpercé…. Bien… Messieurs, ils serait grand temps je pense de reprendre quelques bases de notre art… pour votre salut…
Madame Lorca ne pouvait quitter du regard la silhouette longiligne, souple et dont se dégageait une animalité féline toute en puissance et légèreté. Admirative quoiqu’un peu inquiète, elle sut d’instinct qu’elle et sa commère avaient effectivement devant les yeux, aussi incroyable soit-il, celle sans doute qui allait pouvoir tenir tête à l’orageuse Comtesse et redresser la situation précaire des préparatifs du bal si tant était que pour l’heure, elle comprît pourquoi ou ne serait-ce que comment, un maître d’armes, même femme, puisse ainsi passer du fleuret et de l’attaque à la révérence et aux pas de danse. Mais elle comprit sans doute qu’elle devait alors faire confiance en la Delavigne dont la réputation sur la place de Paris était d’une ampleur scélérate. Les deux commères dodinèrent vers la petite pièce dans laquelle la jeune femme venait de disparaître cherchant en chemin comment elles allaient pouvoir au mieux lui faire de leur demande.
Cela étant, pour être honnête, moi-même je commençais à me demander comment j’allais bien pouvoir rebondir de cette salle d’armes ensuquée au parquet reluisant du salon d’Eugénie de Cœur-Font. Heureusement, les battements des mains d’Ingrid, ravie, me donnèrent l’occasion de reprendre et mon souffle, et mon inspiration. De la fenêtre entrouverte, une lueur douce et dorée m’indiqua que nous entamions le début de la soirée.
- Je prendrai bien un verre, pas vous ?
Ingrid se leva d’un bond, joyeuse et prévenante.
- J’ai un superbe Saint Estèphe ! Cela vous irait-il ?!
J’aurai été bien en mal de refuser ce vin qui était parmi mes préférés et acquiesçais aussitôt, malgré peut-être l’heure un peu jeune de la soirée. En quelques minutes à peine, Ingrid revint avec un plateau où trônait une bouteille d’un millésime qui me laissa coite entourée de petites tartines sur lesquelles quelques charcuteries fines avaient été déposées avec élégance. La manière dont la jeune femme recevait été toujours empreinte d’attentions envers ses invités. Je la remerciais et commençais à déboucher avec soin la bouteille, reniflant avec envie le bouchon. Ingrid me regardait en souriant et son sourire lui allait à ravir. Je me sentais de mieux en mieux chez elle et regrettais presque d’avoir été si longue à accepter son invitation.
- J’adore votre manière de raconter…
- Merci
- Non, j’aime votre voix, son timbre et le plaisir que vous tirez de cette histoire. Vous souriez pendant que vous parlez ou froncez les sourcils selon… J’ai presque cru que vous alliez vous lever et bondir, le bras levé ! Vous êtes très.. expressive…
Je me tus ne sachant trop si je devais me flatter de la remarque ou faire preuve d’humilité, séchant lamentablement sur la suite de cette histoire. Je bus une gorgée de vin pour me donner une contenance. Il faut dire et je me rendais compte alors, que j’étais particulièrement troublée par le décolleté plongeant et très avantageux de mon auditrice soudain muette.
Je me raclais la gorge et repris mon récit, soudain inspirée.
- Il en est hors de question ! Je refuse de telles œuvres depuis longtemps.
- Allons, repris la Delavigne, nous savons toutes les deux que vous excellez en la matière et qu’il vous serait aisé de reprendre ce ballet. Quelques après-midis de votre temps et le tour serait joué.
- Et qu’aurai-je donc à y gagner ?!
La Delavigne enjoignit d’un regard pressant sa commère de répondre. Cette dernière pourtant se renfrognait, peu encline sans doute à partager le petit magot que la Comtesse lui avait promis en échanges de ses bons offices. Un deuxième coup de coude la convainquit d’ouvrir la bouche.
- Aïe !
- Pardon ?
- Je disais vingt livres…
La maître d’armes tourna aussitôt les talons et quitta le petit bureau sombre dans lequel les trois femmes s’étaient réfugiées. La Delavigne leva les yeux au ciel vers lequel elle lança, sans autre préambule, un juron sonore.
Le salon privé résonnait d’une bien agréable musique interprétée par Eugénie de Cœur-Font en personne. La Comtesse d’Anhausse jouait d’un piano-forte dont la sonorité n’avait d’égale que sa légende. On disait qu’il avait été fabriqué dans les ateliers même de son inventeur, Bartolomeo Cristofori, pour être livré en Russie à la cour de Pierre le Grand. En chemin, un orage embourba le convoi où des bandits s’en emparèrent. Peu mélomanes, ces derniers le cédèrent à bon prix au vice-maître de chapelle à la cour du prince-archevêque de Salzbourg. Il paraît alors qu’un certain enfant, prénommé Amadeus, y fit quelques gammes. La Comtesse était la seule à pouvoir jouer de cet instrument et n’autorisait nulle femme de chambre ou autre membre à son service de l’épousseter. Ce qu’elle faisait personnellement chaque matin. Et c’est seule, pour elle-même, qu’elle interprétait concertos et préludes, jouissant en solitaire de son plaisir musical.
Elle aimait alors, dans cette plus stricte intimité, ouvrir le devant de sa robe, en faire tomber les pans supérieurs, et se dégager du corset qui la contraignait et nuisait, selon elle, à son aisance. A la lueur de quelques bougies, les rideaux tirés même lorsqu’il faisait plein soleil, Eugénie jouait ainsi, le torse nu, la poitrine dégagée, les yeux mi-clos, perdue qu’elle était sur une rivière de notes qui tombaient en cascades sous ses doigts agiles.
Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir.
Auteure (romans, nouvelles, chansons), scénariste, amoureuse des mots et des arbres...
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