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Lit ou canapé ?

Lit ou canapé ?

Mais où peut donc bien être cette vis ?! A quatre pattes, mains tendues devant moi, explorant à tâtons le dessous de l’armoire, le cou tordu qui tente de suivre le faisceau de la torche de mon téléphone portable, je rumine depuis un bon quart d’heure à la recherche de cette arlésienne suédoise. Pourtant, je suis certaine qu’elle est là, quelque part, tapie dans un angle d’un mur, dissimilée dans les franges du tapis. Perdue au fond du carton ? Cachée sous le mode d’emploi qu’un ingénieur fou a imaginé succinct et lisible par tous alors qu’il ne l’est que par un esprit encore plus tordu que le sien ? Un psychopathe à la recherche du crime parfait ? Presque j’en viens à espérer poser le genou sur l’impie pour qu’elle me transperce d’une douleur fulgurante. Mais rien. Ni dans les coins. Recoins. Et autres encoignures subtiles qui s’avèrent passablement empoussiérées. Il faudrait aussi que je pense à faire le ménage. Mais pour l’heure, j’ai un autre challenge. Monter mon nouveau lit. Et je commence à regretter amèrement d’avoir refusé le service Livraison + Montage qui m’eût coûté une fortune mais bien moins de désillusions.

Un verre d’eau. Voilà ce qu’il me faut. Prendre du recul. Hydrater mon cerveau en surchauffe et puiser dans les oligo-éléments une solution à mon problème. Car problème il y a. Bien plus important qu’un simple lit au montage récalcitrant. C’est que je me suis déjà débarrassée du précédent, mon vieux compagnon de dix ans, profitant de la gratuité de « reprise de votre ancien matériel ». Une possibilité certes pratique et qui m’évite un passage en déchetterie mais qui s’annonce catastrophique si je ne n’arrive pas à remonter le nouveau. Bien sûr, d’aucuns bien avisés me diront que je peux toujours dormir sur un matelas posé par terre –et je les remercie de leur sollicitude – sauf que ce soir, je ne suis pas censée dormir seule.  Deuxième partie de la problématique de l’équation. Elle doit venir me rejoindre. Je l’ai invitée pour la première fois chez moi et, au lieu de passer mon après-midi comme il se devrait à concocter de succulents plats raffinés – je suis bien meilleure cuisinière que bricoleuse – j’ai donc décidé de monter le nouveau lit. Qui lui pouvait bien attendre quelques jours de plus au chaud dans ses cartons. Mais justement, j’ai pensé que cet amoncellement de paquets n’augurait pas d’un caractère méticuleux, image que j’aurai voulu que la belle ait de moi. Faute de quoi, je suis désormais dans l’incapacité de masquer mon incurie à monter quatre montants qu’un enfant de douze ans aurait déjà assemblé. Ma chambre ressemble à un champ de bataille et mon chat vient de partir en emportant dans sa gueule le paquet de vis restantes qu’il s’empresse aussitôt d’abandonner dans un fourré épineux, au fond du jardin, sans aucune préoccupation de mes protestations. Encore moins de mes suppliques. Je crois que les félins ont été téléportés sur terre afin de tester notre capacité de résilience. Ou tout simplement pour conforter la loi de Murphy.

Le sort en est ainsi décidé. J’attends ce soir celle qui fait battre mon cœur depuis quelques semaines et qui, farouche et solitaire, a enfin accepté mon invitation. Je ne préméditais pas, bien entendu, de l’étendre sur ma couche mais j’espérais, peut-être au fond de moi, être prête à toute éventualité.

Je suis épuisée, dégoûtée, à deux doigts d’appeler la belle pour annuler sa venue. Mais ceci ne serait-il pas encore pire ? Piteuse, je reviens vers mon salon, me refusant désormais à envisager de remette les pieds dans ma chambre. Non sans vouer aux gémonies ce chat si ingrat.

Il ne me reste plus qu’une solution. M’affaler sur le canapé.

C’est un de mes meubles préférés. Je l’ai acheté à Drouot lors d’une vente de mobilier ancien. Il m’aura coûté une fortune après une bataille forcenée avec un acheteur en Corée peu désireux lui-même de lâcher l’affaire. Et je le comprends. Ce canapé est somptueux. De style baroque Napoléon III, son assise est profonde et douce. Large, il s’étire de toute l’ampleur de ses trois places. Les coussins, velours imprimé Jacquard et coton damassé, d’un très joli vert anglais, tirant sur le sauge, incitent à s’y perdre. A s’y abandonner. Le dossier capitonné au tissu délicatement plissé invite lui à la rêverie. Sa structure en bois ouvragé est une merveille de raffinement. Je l’imagine souvent planté avec superbe dans un salon bourgeois du XIXème siècle, accueillant les fessiers délicats de ces dames apprêtées, leur taille sertie dans une gaine contraignante qui les empêchaient alors de s’abandonner au moelleux de l’assise. Je suis certaine que, sous la douceur du tissu précieux, quelques unes auront ressenti de fugaces mais non moins prégnantes sensations. Peut-être même que l’une d’entre elles - la maitresse des lieux ? – s’y sera même perdue.

Engoncée dans les coussins profonds, je ferme les yeux pour mieux retenir l’image.

Elle serait grande, le corps sculpté, non pas mince mais pulpeuse, vêtue d’une longue chemise en dentelle blanche ajourée, évanescente. Blonde peut-être ? Même si la couleur de ses cheveux importe peu. J’ai toujours préféré les brunes. Elle aurait quitté son lit, chahutée par une insomnie pour venir se pelotonner près de la cheminée qui fait face au canapé. Avait-elle chaud ? Froid ? Était-elle soucieuse ? Qu’est-ce qui aurait bien pu la pousser à se retrouver là, en pleine nuit, à moitié nue, alanguie sur le velours ? Rêvait-elle à son amant ? A un quelconque lieutenant parti à la guerre et qui l’aurait abandonnée, aux prémisses de son désir, seule en la demeure ? Cherchait-elle le sommeil ? Ou bien à assouvir la demande impérieuse de ses sens en alerte ?

Elle s’allonge. Tourne sur elle-même. Se redresse. Ne trouve en aucun cas le repos. Bien au contraire. C’est comme si les flammes du foyer proche venaient la brûler. La piquer de mille morsures. Exciter sa peau jusqu’aux frissons. Tendre son dos, son ventre, ses jambes. Elle sait qu’elle y succombera et pourtant veut attendre, encore un peu, que son désir la submerge au point de ne plus y tenir. Alors elle ferme encore plus fort les yeux. Pour mieux voir celui qui dans ses rêves l’embrasse, l’enlace et la pénètre.

Une main glissée entre ses cuisses, elle soupire. Elle sait que son désir l’inondera plus sûrement que toutes les promesses. Elle aime ce plaisir solitaire. Lorsque ses doigts, en son creux humide, la fouillent. Qu’en toute délicatesse, elle se caresse. Sûre de son ivresse. Habile aventurière de ce paysage inondé. Comme un tableau. Un tableau vivant. Que son image impressionne. Rien ne viendra jamais surseoir à cette exigence. Elle sait qu’elle ira jusqu’au bout de son souffle. Sans retenir aucun cri. Son corps aux milles torsions perdu sur le velours qui s’étire sous elle. Se plie. Se froisse. Se mouille enfin.

La puissance de sa jouissance est si violente qu’elle me réveille.

Au creux du canapé, encore endormie, je reviens avec difficulté à la réalité qui m’entoure. Le chat est revenu et dort sur le fauteuil. Le soleil est bas. Très bas. Quelle heure est-il ? J’entends une voiture se garer non loin. Je me lève précipitamment. C’est elle. Et dans mon ventre une onde de plaisir explose.

Avant d’ouvrir la porte, je glisse une main dans mon jean où je trouve, tout au fond de la poche, une vis en acier, à tête plate, de 12mm. Mon désormais fétiche.

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À propos
M. T.

Auteure (romans, nouvelles, chansons), scénariste, amoureuse des mots et des arbres...
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