Demain, je quitte la civilisation. Je sacrifie à la sacro sainte transhumance estivale et abandonne la douceur de ma campagne pour me hisser, à deux doigts du ciel, au dessus d’une forêt sombre, dans un lieu magique, panoramique mais dont l’accès, je peux vous le jurer, relève de l’exploit. On ne peut y accéder que par une seule route, étroite, sinueuse, si escarpée qu’à certains endroits, deux voitures ne peuvent se croiser. Il faut alors serrer au plus près soit contre la paroi rocheuse, soit, si vous êtes moins chanceux, au plus près du bord d’un ravin, que dis-je, d’un abîme sans fond qui, j’en suis sûre, est une entrée directe pour l’enfer ! Je peux alors vous assurer que vos mains, instantanément deviennent moites à l’idée que vos roues sont en train de grignoter dans le vide l’espace nécessaire à son passage. Les conducteurs les moins téméraires reculent généralement, allant chercher un petit décrochement protégé et ô combien plus sécurisant. Mais à combattre sans péril , on vainc sans gloire ! Moi, je ne recule pas. Je serre, je serre, je serre encore, m’amusant de la tête du conducteur d’en face qui blêmit, se demandant, au bord de l’infarctus, comment il va réagir lorsqu’il me verra disparaître dans l’abîme. Mais ça passe toujours et je croise l’autre véhicule en affichant le plus parfait des radieux (et fier) sourire pendant que le pilote d’en face est en réanimation cardiaque.
Si cette route est un véritable défi à l’entendement et aux règles de l’équilibre, elle m’apporte, tel un Hercule ayant triomphé de ses sept travaux, un sentiment d’excitation intense. J’aime conduire, j’adore, de jour, de nuit, sur route, en ville, peu importe du moment que le moteur ronronne et que le volant réagisse à mes caresses. Mais là, je dois dire, mis à part la Place de l’Etoile à 17H00 que j’adore traverser avec une seule pédale, celle de l’accélérateur, j’éprouve une vraie joie, presque enfantine, voire romanesque, d’avoir avec succès franchi les épreuves que le Dieu des lacets et pentes vertigineuses à placer devant moi.
Mais je m’égare… je disais donc, oui, je m’en vais. Pas de drame à cela, si ce n’est un détail qui froisse, me chagrine et m’angoisse…Là où je vais, le seul moyen de communication, c’est encore de faire un feu comme un indien. Adieu donc téléphone portable, réseau satellite, chaînes numériques et, le pire de tout, connexion internet ! et là, j’ai comme une spirale qui m’aspire. Vais-je y survivre ? et surtout, me connaissant, vais-je être obligée de me faire cette route chaque jour pour chercher le réseau que de petits malins techniciens ont placé de l’autre côté du versant, là où ne résident que quelques chèvres et deux ou trois ratons laveur ? J’ai bien peur que oui…
Là où je vais, il y a des enfants qui jouent, rient et tombent le soir tout net sur leur matelas, fauchés par une fatigue de courses, de jeux, de vélos. Là où je vais, il y a une famille, pas la mienne, mais celle de mon cœur, celle que l’on se choisit, ou mieux, qui vous choisit. Là où je vais, il y a des fumets de viande grillée parfumée au thym et au romarin que l’on vient juste de cueillir et jeter dans le feu. Là où je vais, il y a du vin, tout droit sorti d’une cave millénaire et que l’on déguste, le soir, éclairés par les étoiles que l’on s’amuse à reconnaître. Là où je vais, il y a des promenades, des siestes, des confidences.
Là où je vais, vous serez là.