Lorsque Mai 68 déterrait les pavés des rues bourgeoises, j’étais une petite fille de neuf ans, à la bouille ronde, constellée d’éphélides, châtain clair, yeux rieurs et passablement casse-cou. Déjà on disait de moi que j’étais un garçon manqué avec mes genoux inlassablement écorchés, et ma collection de Dinky Toys que j’étalais fièrement devant mes copains fascinés. Il faut dire que l’expression horrifiée qu’avait lâchée mon père à ma naissance, en entendant mon premier cri : « Merde ! encore une fille ! » y était peut-être pour quelque chose.
Aussitôt, je fus traitée à la dure et loin des délicates prérogatives dues à une fillette digne de ce nom. C’est ainsi que je n’eus jamais droit, contrairement à ma sœur de quinze mois mon aînée, aux poupées et autres dînettes. Pour moi, cadeaux d’anniversaire et Noël confondus, c’était Mécano, train électrique et panoplie de Zorro. La seule douceur qu’on m’accorda fût un lapin en peluche que je découvris avec merveille le jour de mes 4 ans et qui dormit dans mes bras pendant une bonne décennie, jusqu’à ce que les quolibets de la sœurette me fit, avec un regret immense, reléguer Jeannot sur une étagère. Pourtant, j’essayais bien, de temps à autre, de jouer à la marchande ou de peindre des cœurs en coquille d’œuf à la Fête des Mères, mais rien n’y faisait. Je me souviens par exemple, je devais avoir à peine 6 ans, de la tête effarée de mes parents lorsqu’un couple de leurs amis de passage à la maison m’avait offert une poupée immense au long cheveux noirs. J’ai senti alors comme un vent de panique chez mes géniteurs et, dès les visiteurs repartis, père et mère réunis s’empressèrent de reprendre la poupée et de la donner à ma sœur, qui se retrouva ainsi avec deux baigneuses, une blonde et ma brune. Je ressentis l’affaire comme une véritable spoliation et une totale injustice, n’ayant eu en échange, aucun cadeau de consolation. En revanche je garde sans doute grâce à ce souvenir, une douce et nostalgique préférence pour les brunes. Mais tout cela, encore une fois, n’étonnait personne. Je suppose que mes parents, déçus de n’être pas la représentation parfaite de la famille française idéale selon les canons que véhiculaient les réclames de l’époque, à savoir Papa, Maman, fiston et fifille, refusaient l’idée de n’avoir, dans leur descendance, qu’un double exemplaire du même sexe. Ils m’avaient donc en quelque sorte maquillée pour que je devins ce petit garçon qui leur faisait apparemment si cruellement défaut. Ma mère me coupait les cheveux très courts et m’habillait de pantalons en toile épaisse et autres chemisettes de garçonnets. Quant à mon père, qu’il valait mieux ne pas irriter, il m’enseigna très tôt les rudiments de la mécanique automobile et le nettoyage du carter n’eût très vite plus de secret pour moi.
Oh, pour être franche, je ne m’en plains pas plus que cela. Etre capable de se dépanner soi-même m’a été, plusieurs fois, fort utile lorsque mes premières voitures d’occasion, type 4L, R5, tombaient invariablement en rideau au fin fond de l’Espagne et des années 70..Même si aujourd’hui, à cause de l’invasion de l’électronique, mes connaissances en mécanique me sont moins utiles, j’éprouve toujours un certain plaisir à prendre un air supérieur lorsque j’amène ma voiture en révision et que je signale en toute connaissance de cause, un léger mou dans la carburation. Sinon, en cas de crevaison, je suis capable de changer la roue en moins de huit minutes chronos !
Malgré cela, mon enfance a été plutôt sympathique mis à part les déménagements constants que nous imposait mon père. Il n’était pas militaire mais je crois que cela n’aurait pas été pire. Dès qu’une opportunité professionnelle se présentait à lui, sans aucune hésitation ni autre considération que son intérêt personnel, il débarquait le soir à la maison et faisait une réunion familiale, non pas pour gentiment nous demander notre avis ou nous annoncer la nouvelle avec délicatesse, mais juste pour s’assurer que les cartons seraient prêts en temps et en heures pour les déménageurs. Nous avions donc pris l’habitude de ne jamais nous séparer des dits cartons. Il suffisait ainsi d’aller les rechercher à la cave et les remplir. Ma mère avait même acheté des caisses en bois, légères et commodes, repliables, qui avaient été un petit investissement mais vite rentabilisé et sauvait ainsi une partie de sa vaisselle malmenée.
A chaque fois, environs tous les six mois, un an, il me fallait donc prendre position dans une nouvelle classe, mémoriser l’itinéraire retour de la maison et me dépêcher de recréer un cercle de copains copines autour de moi. C’est vrai que mon aspect plus Rouletabille que fragile Princesse favorisait mon contact avec les autres et que, changeant juste les visages, je décidais de reprendre mes jeux là où je les avais abandonnés précédemment. Généralement, j’organisais des parties de cow-boys et d’indiens, très en vogue à l’époque. Je devenais alors le grand chef sioux, rebelle et vengeur, ou bien le Sheriff au grand cœur qui défendait seul sa ville contre les sauvages pilleurs. Je courrais partout, dans les jardins, dans les rues, dans les parcs selon la géographie particulière de la ville où nous venions d’emménager et me retrouvais parfois, totalement perdue, mon sens de l’orientation mis à mal par des souvenirs contradictoires. Dans quelle ville étais-je donc ? A quel carrefour m’étais-je donc trompée ? Mais je peux vous certifier aujourd’hui que je suis capable d’affronter n’importe quelle ville étrangère, sans plan, juste en suivant mon instinct qui, s’il ne s’avère pas toujours exact, me conduit parfois vers de délicieuses contrées.
Mais il n’y avait pas que les cow boys et les indiens dans ma vie. J’avais alors une icône que je chérissais par dessus tout et dont j’avais la panoplie complète, collant et tunique verte inclus. Je m’apprêtais alors avec cérémonie et agrémentais avantageusement ma tenue d’une épée en bois spécialement dessinée et fabriquée par mon père. J’étais Thierry La Fronde, seul et unique défendeur de la veuve et l’orphelin, pourfendeur de toutes les inégalités que cette terre pouvait porter et bien plus intéressant à mes yeux que ce falot de Robin des Bois. J’imitais à merveille sa démarche et sa posture, un pied devant l’autre, légèrement cambré, le menton levé, posture qu’il adoptait lorsqu’il s’adressait sans servilité, à un Seigneur. J’aimais tout en lui sauf sa fiancée, Isabelle, qui m’agaçait de ces minauderies. Malgré tout, je m’arrangeais toujours pour que ce rôle échoit à une petite blondinette du quartier à qui je demandais alors une totale fidélité, voire une soumission intégrale.
Ni mes parents, ni ma sœur qui se moquait éperdument de mes élans bagarreurs et préférait de loin la compagnie de sa Barbie, ne s’inquiétèrent donc de me voir grandir, le pull over toujours déchiré au coude, malmenant avec autorité une troupe de garçonnets épatés et de fillettes ensorcelées.
Bien entendu, il fallait bien, parfois, me réhabiliter dans mon rôle de petite fille lorsque les grandes occasions familiales, mariages, baptêmes, enterrements, se présentaient. Et là, c’était un véritable calvaire pour moi. Je devais endosser ce que je considérais comme la pire des mascarades, l’insulte suprême, la honte intégrale : une robe. Je me trouvais grotesque avec mes petits vernis noirs qui me blessaient les pieds et m’empêchaient de courir à ma guise. Ma sœur rigolait de me voir ainsi, toute contrite, malheureuse et entravée dans un vêtement qui me semblait totalement inapte à une vie normale. Avez-vous déjà essayé d’escalader un muret ou de sauter une barrière en jupette ? et bien, immanquablement, cela dévoilera votre petite culotte blanche, ce qui rendait furieuse ma mère qui me demandait alors instamment de bien vouloir me comporter correctement. Mais pour moi, marcher avec un truc qui se levait sur mon visage au moindre coup de vent n’était pas et de loin ce que j’appelais se tenir correctement.
Ainsi, dès que nous rentrions à la maison, je jetais aussitôt au loin l’instrument de ma torture pour enfiler au plus vite un vieux short éculé et un tee-shirt qui avait connu des moments plus glorieux mais qui me redonnait instantanément un vraie confiance en moi.
A 12, 13 ans, je gardais toujours ce look garçon manqué comme on ne manquait pas, dans ma famille, de me le rappeler sans qu’aucun ne se pose la question d’une quelconque responsabilité dans l’affaire.. On me laissait toujours m’habiller en pantalon, ma mère continuait frénétiquement à me couper les cheveux court et mon père, après m’avoir laissée conduire ses voitures sur les genoux, m’avait depuis enseigné l’art du bricolage et la manière de poser un vernis sur le roof d’un bateau en sept couches parfaitement planes. Dans mes jeux, j’étais toujours à la tête d’une troupe de joyeux lurons acnéiques, mais me laissait de plus en plus séduire par les filles. J’éprouvais pour elles non pas une réelle attirance physique, je ne concevais pas une seule seconde que cela puisse de toute façon être possible, mais je n’avais qu’une envie : qu’elles m’aiment. Le soir, lorsque je cherchais à m’endormir, invariablement, je me racontais des histoires. Je me transformais alors en chef d’une grande organisation intergouvernementale chargé de sauver la planète. Je réussissais toujours avec brio ma mission mais me retrouvais immanquablement blessé, étendu sur la route alors que venait vers moi la plus charmante des infirmières. Vous aurez remarqué l’accord au masculin des deux derniers participes passés. Car en fait, j’étais toujours un homme dans mes rêves. C’était pour moi la seule et unique façon logique qu’une femme puisse m’embrasser, ce que l’infirmière ne manquait jamais de faire.
Pour autant, je ne pense pas avoir jamais désiré devenir véritablement un homme mais je trouvais dans leur statut bien plus de liberté et d’avenir que dans celui étriqué que la société me proposait alors, à savoir, devenir une femme mariée et m’occuper à mon tour, comme l’avait fait ma mère précédemment, et sa mère avant elle, de mes gamins. Cela me semblait impensable, invivable pour moi, catégoriquement insurmontable. Devenue adolescente, je continuais donc à traîner les pieds chaussés de Clarks à semelle de crêpe, les jambes moulées dans l’incontournable jean Lewis, mais daignait m’accorder en guise de fantaisie pour le haut, le choix d’une tunique évasée, en gros coton, blanche à broderies mauves.
Quelques années auparavant, j’avais abandonné mon idylle pour mon beau Thierry et l’avait avantageusement remplacée par Katherine Heptburn et surtout l’inoubliable, grandiose et langoureuse Angélique, Marquise des Anges. Je me souviens précisément du soir où j’entendis mes parents discuter à voix basse afin de décider si oui ou non, ils nous laisseraient, ma sœur et moi, regarder ce programme. Je dois dire, qu’à 12, 13 ans, le mot « sulfureux » ne faisait pas encore vraiment partie de mon vocabulaire. Mais je sentais bien confusément qu’il y avait quelque chose qui se dessinait derrière ce mot qui peut-être me plairait bien et qui me fit spontanément croiser les doigts pour que la réponse à leur interrogation fusse un oui.
L’épisode passait le mardi soir, chance pour nous, jeunes collégiens qui venions tout juste d’échanger notre jeudi contre le mercredi. Nous étions en 1972 et je découvrais alors les formes sculpturales de Michèle Mercier dans une émotion extraordinaire et un trouble certain. Je me souviens parfaitement, lorsque, entièrement nue, allongée sur le lit, au moment où elle va pour s’offrir à ce crétin de Geoffrey, avoir ressenti, je le sais aujourd’hui, ma première excitation sexuelle.
Balayés les espions internationaux aux charmantes infirmières, je voulais désormais incarner la Marquise des Anges et que tous les hommes soient à pied. Mais c’est là où l’affaire s’est vite gâtée. A chaque fois que je m’imaginais, telle Angélique surmontant la plus terrible des conspirations, ce n’est pas Geoffrey que je voyais arriver, tel le sauveur, mais à nouveau Angélique. Je devenais double. J’étais elle qui se battait, elle qui me sauvait et nous nous embrassions alors avec toute la fougue de nos jeunes années.
Je compris rapidement que quelque chose clochait et décidais de me débarrasser de ma tendance dichotomique, limite schizophrénique. Mais j’étais bien en mal alors de pouvoir choisir qui, d’Angélique ou de la Marquise allait pouvoir rester. Je me décidais donc de regarder enfin, avec tout l’intérêt de mes 14 ans, en direction du monde des mâles.
J’avais bien sûr déjà eu quelques petites aventurettes où, dans l’obscurité d’une salle paroissiale, j’avais échangé un peu de salive du bout de la langue et quelques caresses maladroites, peu confondantes, et sans aucun attrait. Mes relations d’alors se résumaient à quelques effleurements hasardeux et principalement à déambuler devant les copines, ma main glissée dans celle de Pascal, Eric ou Rémy, n’acceptant de leur rouler une pelle qu’à certains conditions et dans le noir le plus total.
Mais il ne se passait rien de bien tangible. J’embrassais, je larguais, je draguais…mais je ne ressentais aucun émoi, aucune trouble, et plus de curiosité que de désir. C’était donc cela l’amour dont on m’avait rabâché les oreilles jusqu’à présent ? Une fade bluette, sans grand intérêt et terriblement décevante ? J’en conçus pour mon avenir de femme beaucoup de tristesse et une grande angoisse, prête à reconnaître que mon Angélique m’avait bien menti et que la passion ne vivait que dans le roman, le cinéma et quelques chansons que je passais alors en boucle dans mon mange-disque.
J’errais ainsi dans ma vie, passant de main en main, sans grand enthousiasme, toujours vêtue de mes jeans et tuniques avec pour seule variante à mes Clarks, une paire d’Adidas Americana, montante, blanche à bande tricolore. J’avais tout juste 17 ans, je venais d’avoir mon baccalauréat avec mention et attendais avec impatience de pouvoir filer en Espagne, pays où j’avais passé la quasi totalité de mes vacances par le hasard de l’achat d’une maison au bord de mer, sur la Costa Brava, par mes grands-parents.
Bien organisée, je partis avec ma main du moment, Christian, et un autre couple de potes pour un voyage à travers la Péninsule Ibérique qui devait nous mener, dans une large boucle, de Barcelone à Malaga, puis Séville et enfin San Sebastian.
Tout avait été parfaitement planifié. Tout, sauf Marta…