Je n’arrivais pas à détacher mon regard de la lettre qu’elle venait de m’envoyer. Son écriture était très fine, un peu tourmentée, tel un petit insecte perdu dans un jet de lumière et qui chercherait son chemin ballotté par une brise capricieuse. Les deux pages se tenaient serrées l’une contre l’autre, petites sœurs affolées, minces, crissantes sous mes doigts. J’avais reçu la missive quelques heures plus tôt mais n’y avait pas vraiment pris garde, emportée par le planning plutôt revêche d’un compte-rendu de conférence qui aurait du partir chez mon éditeur bien avant cette date. Le mail envoyé, sans oublier la pièce jointe comme souvent à mon habitude, je m’étais octroyée une petite pose décontraction, à savoir, un verre de délicieux bordeaux, à la robe pourpre, bien rond en bouche, fruits rouges et pointe de vanille. C’est là que j’avais entrepris de trier mon volumineux courrier.entassé au fond de ma boite aux lettres depuis plus d’une semaine. L’enveloppe se trouvait au milieu J’avais presque failli ne pas la remarquer, son format étant plus petit que le standard, alors qu’elle s’était cachée entre deux prospectus comme si elle ne voulait pas qu’on la trouve. Il n’y avait pas d’adresse d’expéditeur et elle était simplement signée de deux initiales M.L. Son contenu était étrange et me laissait perplexe mais il n’y avait aucun doute, cette lettre m’était bien destinée. Mon nom, prénom, adresse exacte y étaient inscrits d’une manière claire et sans équivoque. Je retournais l’enveloppe dans tous les sens espérant ainsi y trouver un indice et déchiffrait avec difficulté le cachet de la poste. Il indiquait un quartier de ma ville beaucoup plus au Nord, centre d’affaires, autant dire, sans habitant mais avec la ville entière en passage.
Je coupais le son de la musique que j’avais laissé filtrer en fond sonore et décidais, une nouvelle fois, de relire ce courrier inattendu pour tenter de comprendre et peut-être deviner qui avait bien pu m’envoyer un tel récit. Laissez-moi vous en donner ces principales lignes.
« Chère M….,
Inutile pour vous de chercher à savoir qui je suis., pour la bonne et simple raison que vous ne me connaissez pas. Nous n’avons jamais été présentées et n’avons échangé que quelques mots, il y a un petit moment, où, perdue, je vous avais demandé ma route. Bien aimablement vous m’aviez indiqué le bon chemin, puis saluée d’un sourire qui depuis ne me quitte plus. Le son de votre voix, votre chaleur naturelle m’avait émue, plus qu’elles n’eussent dû, et alors que je ne réclamais qu’une simple direction, j’ai senti subitement une véritable émotion dont mon corps, depuis, ne se départ pas.
Vous empruntez presque tous les jours le même parcours et vos horaires, à mon grand bonheur plutôt fixes, m’ont permis ainsi de vous retrouver, dès que je le pouvais et vous suivre du regard avec délice. J’aime vous voir apparaître au bout de la rue, la démarche rapide, souvent pressée mais toujours avec une certaine nonchalance qui vous rend très attractive. J’aime particulièrement lorsque vous portez ce tailleur gris perle avec ce chemisier framboise. Il vous vont à ravir et ainsi vêtue, permettez cet aveu, vous me faites défaillir »
Je reposais la lettre cherchant à quel moment précis j’avais pu porter cette tenue. Evidemment, ma mémoire ne me fut d’aucune aide, moi qui enfile le matin ce qui se trouve à ma portée sans vraiment de réflexion si ce n’est la simple intuition de ce qui va ensemble ou pas. Je ne me souvenais pas non plus que quiconque m’ait demandé sa route un jour. Et, pour tout vous dire, c’est ce qui me chiffonnait le plus. Il est vrai que j’emprunte assez souvent le même parcours préférant la marche aux transports en commun systématiquement bondés et retardés. Mes horaires sont effectivement plutôt réguliers dans ces cas là. Mais à aucun moment je ne me souvenais avoir été abordée par un inconnu ou plutôt une inconnue, en l’occurrence, ayant remarqué l’accord au féminin du participe passé. J’en aurai mis ma main à couper, personne ne m’avait abordé dans mon trajet. Avais-je donc rencontré mon inconnue ailleurs ? Je décidais de continuer ma lecture.
« il m’est pénible lorsque certains jours, malgré mon attente, vous n’apparaissez pas. Je vous cherche du regard, fébrile, triste, presque angoissée et suis au désespoir de repartir ainsi sans ce cadeau de votre passage. Un jour, je vous ai suivie sur votre parcours de retour. C’est ainsi que je me suis procurée votre adresse. Ne soyez pas effrayée, il ne me viendrait pas à l’idée de vous épier dans votre intimité et préfère le hasard de nos rencontres furtives. »
Oui, enfin quand même… ce fût plus fort que moi et je ne pus m’empêcher de me lever afin de jeter un coup d’œil rotatif et scrutateur dans ma rue. Mais je devais en convenir, à cette heure avancée, il ne se trouvait aucune âme suffisamment courageuse pour résister, dehors, à la pluie battante qui s’égrenait depuis bientôt une heure. Et si mon inconnue était planquée dans une voiture ? Je l’imaginais alors, un sandwich à la main, un café dans l’autre, scrutant avec une paire de jumelle mes fenêtres que je laissais toujours négligemment rideaux ouverts. Et bien elle en serait pour ses frais, ce soir, et, d’un geste énergique et déterminé, je décidais de tirer chacun des voilages afin de masquer à la voyeuse le champ de mon appartement. Planquée dans l’obscurité du dernier rideau, j’attendais alors que quelque chose bouge, qu’une voiture démarre, qu’un signe de présence se fasse. Mais rien ne vint alors que la curiosité de la suite de cette missive me titillait. Je repris place au fond de mon Voltaire, une des rares antiquités de mon mobilier, héritage de mon grand-père et surtout délicieusement confortable, ayant pris bien soin auparavant de me remplir un nouveau verre de ce charpenté Pomerol.
« J’aime beaucoup lorsque vous remontez vos cheveux au-dessus de votre nuque. Cela vous donne un air grave, assez sérieux, un peu désuet aussi. Il me prend de rêver alors que ma main plonge dans cette coiffure agencée et qu’en en retirant l’épingle qui la soutient, je puisse humer alors l’odeur de votre chevelure retombant sur vos épaules. Votre peau semble douce, si douce que je pourrais, je le pense, la caresser des heures entières . »
C’est à ce moment, à la fin du premier feuillet que le ton changeait et que d’explicatif, il devenait carrément lascif. J’écartais donc la première page, avec précaution, presque malgré moi, la main légèrement tremblante, ne pouvant m’empêcher de ressentir au fond de moi ce trouble assez bien suggéré.
« Ne me demandez pas pourquoi j’éprouve tout cela pour vous. Moi-même en suis la première étonnée. Jamais je n’avais vécu pareille délectation et pareille torture. De vous voir, mes sens s’alarment, se dérèglent, s’agitent et deviennent à ce point incontrôlable qu’il me semblerait presque possible de jouir ainsi, en pleine rue, juste à votre vue. Encore une fois, ne vous inquiétez pas, je n’attends rien de vous et ne chercherai jamais à entrer en contact. Si aujourd’hui je vous écris cette lettre, c’est que l’idée d’un morceau de moi entre vos mains me ravit, me tourmente, en un mot m’excite. »
je reculais alors la lettre avec prudence. De quel morceau d’elle-même cette inconnue me parlait-elle. J’imaginais déjà tenir entre mes mains un bout de sa peau sur lequel elle aurait tatoué ces mots avec propre sang. Serais-je tombée sur une folle furieuse qui allait me poursuivre de son obsessive fixation, m’envoyant dans une boite joliment décorée de papier taffetas une main qu’elle se serait au préalable tranchée ? Mais non, j’avais bien du papier entre les doigts et la couleur noire de l’écriture m’indiquait qu’il s’agissait d’encre. Et puis le ton général du courrier restait très doux. Il n’y avait aucune agression, au contraire, beaucoup de délicatesse. C’était juste que de recevoir une telle lettre était peu banal. Je repris un peu de vin pour me détendre et reprenais le fil de ma lecture.
« Alors certains soirs, lorsque l’imagination de vous à fait son chemin, lorsque je me suis ouverte à ce fantasme, à votre image et que je sens entre mes cuisses venir ce chaud et glissant flux, alors que l’homme qui se trouve au-dessus de moi me prend, si pareillement heureux de me pénétrer dans ce qu’il croit être mon désir de lui, je ferme mes yeux sur ce plaisir pour que votre visage apparaisse et vous dédie mentalement ma jouissance, à vous à qui je dois tant. »
La bouteille de Pomerol étant vide, je décidais tant pis pour le réveil du lendemain, d’en ouvrir une deuxième. Heureusement, j’avais fait venir récemment une caisse directement du producteur. Je la réservais pour l’anniversaire d’une amie mais cette dernière, après tout, ne m’en voudrait pas, me connaissant bien, d’avoir légèrement consommer une partie de son cadeau. En chemin vers la cuisine, je jetais un œil à nouveau sur la rue. Mais elle était toujours aussi désespérément vide. Je dis « désespérément » car à l’heure tardive, et après cette lecture, et ces quelques verres de vin, j’aurais aimé apercevoir une ombre, même furtive, à peine accessible, mais bien vivante. La pluie avait cessé mais les pavés mouillés, luisants, ne reflétaient rien d’autre q’une obscurité silencieuse.
J’étais dans un état assez contrasté, en partie fébrile dans cette espèce d’angoisse que me procurait l’attention extrême d’une anonyme, mais aussi en partie excitée d’être responsable sans le vouloir ou le rechercher, d’un tel émoi. Une chose me gênait un peu. Mon inconnue avait un mec. Je ne comprenais pas très bien alors son attrait pour moi, mais il est vrai qu’elle-même ne semblait pas le comprendre non plus. Et puis soyons franche, l’idée d’une femme mariée attirée par une autre femme et jouissant de cette pensée alors qu’elle faisait l’amour avec son propre mari n’était pas pour me déplaire et me semblait même plutôt assez gratifiante pour moi. De surcroît, l’image ne me laissait pas indifférente.
La fin de la lettre était en revanche plutôt banale, s’excusant de ce « dérangement » et me souhaitant quelques civilités d’usage. J’en restais presque sur ma fin. Peut-être aurais-je eu envie d’un autre aveu, ou plutôt d’un véritable indice m’indiquant l’identité de ma correspondante anonyme.
Je décidais alors de me coucher, tantôt rêveuse, tantôt agacée de tout ce mystère et de l’écho qu’il avait provoqué en moi. L’incroyable était en train de se produire. C’était moi qui commençait à fantasmer sur l’inconnue. Je me remémorais alors quelques lignes de sa lettre et sentis très vite, sans étonnement et avec un certain bonheur, une sensation chaude et titillante au bas de mon ventre. Je ne résistai pas longtemps et, glissant la main dans ma toison déjà humide, me caressais, invoquant Thôt, dieu de la parole créatrice et ce qu’en avait fait ma délicieuse admiratrice.
Je ne sais qui du Pomerol ou de ma ferveur me tînt aussi longtemps éveillée, mais je n’accueillis pas le lendemain avec une forme éblouissante. Néanmoins, je décidais de parcourir mon trajet à pied, renonçant au taxi malgré tout assez tentant. Je ne pouvais m’empêcher de dévisager chaque femme croisée me demandant si je me trouvais face à l’auteur de la lettre. Mais aucune ne semblait être captée par ma présence, l’une d’elle même me bouscula, grognant une insanité que je vous épargnerai. Pourtant j’avais pris la précaution de marcher lentement et portait le fameux tailleur gris perle et son chemisier framboise. Mais aucun signe n’apparût le long de ma route, aucun regard ne me fixa, aucun soupir ne fit gonfler aucune poitrine.
Pendant plusieurs jours (semaines…) je refis ainsi mon trajet attentive à toute marque d’intérêt. Je respectais scrupuleusement mes horaires et prenais soin d’exprimer un visage ouvert et avenant. Je m’arrêtais plusieurs fois même et me précipitais sur chaque femme me semblant perdue. Mais je n’obtins que le sourire et les remerciements d’une anglaise et d’un couple d’espagnols. Jamais, au grand jamais, je ne perçus, à mon grand désespoir, l’émotion fiévreuse d’une passion refoulée. Et guettant, anxieuse et impatiente, un nouveau courrier, jamais rien n’arriva dans ma boite aux lettres.
Je restais ainsi, des heures entières, penchée à ma fenêtre, scrutant la nuit et les voitures figées, maudissant ce curieux épisode du destin qui me laissait pantelante, un goût d’inachevé terrible dans la bouche. Je me sentais seule, abattue et vexée que mon étonnante et hardie épistolière n’eût pas plus de suite dans ses idées. Quant à la caisse de Pomerol, mon amie n’en vit jamais la couleur.