Cette fille avait vraiment une voix sublime, chaude, traînante jusqu’à la lascivité, bien posée et surtout, elle chantait juste. Et croyez-moi, entendre quelqu’un interpréter un titre sans fausse note, dans le tempo et en rythme, après toutes ces heures où des kyrielles de casseroles nous avaient implosé les tympans relevait véritablement du miracle. Le jury et moi-même étions en plein extase. Personne ne bougeait. C’est à peine si nous osions nous regarder. Le silence vibrait tout autour de nous à l’instar des cordes de la guitare de notre inespérée sirène. Au jugé, je lui donnais 25 ans, peut-être même un peu plus. La voix était d’une douceur paradoxale au regard de la force qui émanait de l’interprétation qu’elle venait de donner de la chanson de Leonard Cohen « Allelujah ». J’en oubliais presque de respirer. Pour être franche, si j’adore ce titre, je ne suis pas dupe de l’émotion évidente qu’il porte en lui-même et donc de la facilité, pour son interprète, d’attirer nos bonnes grâces. Mais encore faut-il l’exécuter correctement et là, chapeau bas, cela dépassait toutes nos espérances. Notre muse venait de nous offrir.trois pures minutes de bonheur au milieu d’une journée cauchemardesque.
- … Caroline ? c’est ça ?…Bon, on a vos coordonnées. On vous tient au courant. Merci.
La jeune fille dite Caroline se leva, soutenant sa guitare d’une main, et avec une légèreté d’oiseau, un sourire presque timide, quitta la salle, nous balayant d’un regard qui, je l’avoue, m’émut outre mesure.
J’avais accepté de participer à un jury de sélection destiné à mettre en valeur de nouveaux talents pour le développement d’un label récent. On m’avait demandé de rejoindre le casting en qualité d’auteur pour avoir écrit quelques textes de chanson précédemment. Mon avis était purement consultatif mais, nantie d’un sérieux à toute épreuve, j’assumais mon rôle avec un professionnalisme sans faille. Cela n’avait pas empêché une certaine lassitude de me gagner au fur et à mesure des auditions pour s’évanouir instantanément pendant ce moment hors norme. J’attendais donc avec la plus grande impatience le verdict des professionnels qui constituaient le jury, à savoir, un directeur artistique, le directeur général du label, une attachée de presse, un musicien célèbre et deux obscurs personnages à la coupe improbable qui avaient passé la moitié du temps à soupirer et l’autre à tirer avec agacement sur des cigarettes électroniques d’où s’échappait un nuage blanc de vapeur d’eau. J’attendais avec confiance leur verdict.
- bon, ben je sais pas si on va s’en sortir aujourd’hui, les gars, mais, moi, je propose une pose déjeuner. Ça vous va ?
Le directeur général venait ainsi de s’exprimer, tirant de leur torpeur les deux hirsutes à fausse clope dont l’œil vitreux peinait à renvoyer la moindre étincelle de vie. L’attachée de presse sauta aussitôt sur son portable pour écouter les innombrables messages dont les appels avaient ponctués de BIP GREUUU chacune des prestations. Elle s’en était excusée à chaque fois sans pour autant avoir la présence d’esprit ou ne serait-ce que la délicatesse de couper net les alertes bruyantes. Le musicien célèbre mais totalement mutique depuis le début de matinée s’extirpa de son fauteuil et d’un pas nonchalant se dirigea vers la sortie du studio.
Il disparu non sans laisser traîner un regard d’acier froid sur les deux hurluberlus qui jacassaient dorénavant ensemble, retrouvant ainsi un semblant de vie énergétique. Ils avaient l’air d’évaluer leurs différentes opinions sur les quelques artistes vus le matin même. Devant les non réactions des autres participants, faute de mieux, je m’approchais d’eux afin de leur faire part de mon sentiment sur ce que nous venions d’entendre. Peine perdue, les deux discutaient choix de restaurant. J’osais alors élever la voix.
- Excusez-moi, mais…et la jeune femme qui vient de passer ? vous n’avez rien dit sur elle ? On pourrait peut-être en discuter, non ?
Aux regards qui se tournèrent vers moi, j’eus le sentiment d’avoir laisser échapper un gros mot. Avais-je donc à ce point insulté mon auditoire ? Ma parano galopante m’étreint la gorge qui se dessécha en un millième de micro seconde. Pourtant je sentais qu’il fallait que je tienne bon et mon devoir était alors de soutenir ainsi toutes ces interrogations tournées vers moi. Bon prince, le directeur général pris la parole.
- « Tu as raison. » Puis se tournant vers l’attachée de presse « Béatrice, ma chérie, tu me notes ses coordonnées. On a parfois des demandes pour des pubs.
Le tutoiement d’office m’horripile à plus haut point, mais je voulais surtout me placer en attaque directe et égale.
- Des pubs ? Mais, excusez-moi… excuse-moi Stéphane mais, c’était superbe ce qu’elle nous a fait, non ? Elle était pleine de sensibilité. Il y avait une véritable grâce dans ce qu’elle chantait. Je crois qu’on devrait la réentendre. On ne devrait pas l’écarter comme ça.
Encore plus d’incrédulité se lut sur la face de mes interlocuteurs. Aurais-je donc chu dans une autre dimension ? Avais-je donc bien entendu ce que j’avais entendu, c’est à dire, quelque chose de sublime, ou avais-je, pendant une courte période, sombré dans un sommeil paradoxal qui m’avait fait prendre une scie pour la plus paradisiaque des mélodies ? A nouveau, le directeur général s’adressa à moi.
- Non, t’as raison, c’était cool mais c’est pas du tout ça qu’on cherche.
- Ca ? vous voulez dire,… tu veux dire ce genre d’ambiance artistique ?
- Ouais, tu vois, cette fille, c’est une belle personnalité, mais c’est trop spécifique. C’est une voix qui va passer trois fois en confidentiel sur une radio de province et basta. Nous, il nous faut quelque chose qui groove plus, tu vois.
Les deux dingos du désert se réveillèrent à ce mot et acquiescèrent aussitôt pour s’écrier en chœur :
- Ouais ! Qui groove grave ! tu vois.
Des jumeaux crétins !
- Non, désolée, je ne vois pas. Je n’ai pas entendu quelqu’un chanter aussi bien depuis des lustres et interpréter avec autant d’émotions un titre finalement plutôt casse-gueule. Cette fille a une voix extraordinaire. Vous faites une erreur de l’écarter. Vous passez à côté de quelque chose de grandiose, là.
Le silence qu’on me renvoya en guise de réponse fut éloquent. Le directeur général haussa les épaules et passa sans plus d’attention à la frappe d’un SMS quand le directeur artistique, lui, me sourit, avec ce petit air de compassion du, somme toute, à la difficulté que ce devait être pour moi d’être aussi stupide.
Il fallait me rendre à l’évidence, personne ne prenait au sérieux mes affirmations. Sentant la vanité d’une nouvelle tentative, je décidais de quitter les lieux sans plus me donner en spectacle, me drapant un tant soit peu dans ma dignité outragée. Au fond de moi, je fulminais, j’exultais, j’étais folle de rage.
Dans le couloir, près d’un panneau d’interdiction de fumer, le musicien célèbre roulait sagement un joint énorme. Me regardant arriver vers lui, il lécha avec soin le papier, roula entre ses doigts experts le tabac et portant le tout à ses lèvres avec beaucoup de délicatesse me fit don du son de sa voix.
- Moi je suis d’accord avec toi. Cette fille, c’est un sacré morceau.
Il disparu aussitôt dans un nuage gris bleu et je sentis qu’il serait inutile d’attendre plus de sa parcimonieuse opinion. J’optais pour l’action. Il me fallait à tout prix retrouver cette prometteuse chanteuse et tenter de rétablir une injustice qui se profilait. On ne pouvait pas laisser passer un tel talent.
C’est sur le quai du métro qu’enfin je la vis. Sagement adossée, son étui de guitare contre elle, la voix miraculeuse attendait au loin sa correspondance. Je me précipitais sur elle, plutôt essoufflée de la course qu’il m’avait fallu soutenir avant de la retrouver. Le prénom que je cherchais depuis tout à l’heure me revint en pleine mémoire.
- Caroline ! Attendez !
La belle, surprise, se retourna et regarda dans ma direction avec incrédulité. Il me fallait remonter tout le quai. Un train arrivant au même instant, mes paroles se mêlèrent au bruit ambiant et se perdirent instantanément dans le brouhaha de la foule qui s’ébranlait en direction des portes qui s’entrouvraient. Coincée entre le flux descendant et le flux ascendant, je perdais de vue ma cible, mais luttais corps et âme pour la rejoindre au plus vite. Je me fis piétiner à deux reprises et un galant jeune homme m’insulta de l’avoir ainsi bousculé. Mais pourquoi y avait-il autant de gens à descendre à cette station ?! Qu’avais-je donc fait de si mal pour voir au dernier moment mon but disparaître au fond d’une rame. Un dernier coup de sac furieux dans l’estomac me coupa définitivement dans ma course. Les portes se refermèrent et le métro s’ébranla avec lourdeur emportant dans son corps métallique et poisseux de trop de chaleur accumulée, la divine, la sublime, celle qui m’avait fait rêver le temps infini d’une chanson.
Mon côté rebelle ou mon amour propre me décidèrent de ne pas retourner au casting. Ils pouvaient bien se passer de moi vu le peu d’intérêt qu’ils portaient à mon opinion. Qu’ils la trouvent donc sans moi leur « grooveuse ». Dans un premier temps, je fus tentée de rentrer chez moi direct mais, et d’une je n’étais pas dans la bonne direction, et de deux, l’idée de m’enfermer en ce début d’après-midi dans mon appartement, ne me disait rien qui vaille. Je me connais trop bien. Avec mon humeur de chien, j’allais encore passer toute l’après-midi à ruminer, allongée sur mon sofa, zappant avec rage sur les quelques chaînes hertziennes que dispensait mon téléviseur, rétif à tout réglage de bouquets numériques. Et puis j’avais faim. Je n’avais pas eu le temps de prendre un petit déjeuner et les deux, trois cafés servis par l’attachée de presse m’avaient laissé un goût affreusement amer dans la bouche. J’avais croisé dans ma course une brasserie sympathique et l’idée d’un demi accompagnant un délicieux hot-dog baguette, bien chaud et craquant, remonta aussitôt de quelques degrés un découragement latent.
Il n’y avait même plus de sandwich jambon. Je me contentais donc d’un demi amer, à la bulle évaporée, me jurant bien que la prochaine fois, je regarderai à deux fois avant d’entrer dans un bar qui me semblait à ce point sympathique. Mais bon, cela allait avec la journée, une journée pourrie, sans intérêt et décidemment, sans avenir. Comme il me restait un gramme d’optimisme, je commandais un café et tentais de me convaincre de faire un tour au ciné pour aller voir ce film dont j’avais promis d’écrire une critique la semaine dernière. Je ne savais plus très bien ce que j’avais fait du pass qui me permettait d’assister aux projections sans payer, mais décidais enfin que, même en payant, j’irai faire mon devoir. C’est là qu’elle arriva.
Essoufflée à son tour, l’œil légèrement larmoyant de sa course ou de sa déception, elle se tenait devant moi, arborant malgré tout son petit sourire timide mais Ô combien ravageur.
- J’espère que je ne vous dérange pas, mais, je vous ai vu tout à l’heure lorsque je prenais le métro et je me suis dit.. enfin.. j’ai sans doute tort, mais… j’ai cru que vous me cherchiez. Alors j’ai fait demi-tour mais comme vous étiez déjà parti, je me suis dit que j’allais retourner au studio, pour voir… et puis je vous ai aperçu ici…
Je ne disais mot tant cette apparition me semblait incroyable.
- Je vous ennuie peut-être…
- Non, non, pas du tout ! (Arrivais-je enfin à m’écrier.) Je vous en prie, asseyez-vous. J’ai adoré ce que vous avez fait tout à l’heure et ces gens n’y connaissent rien, moi, je vous ai trouvée formidable.
- Merci, mais ce sont quand même des professionnels et leur avis à un certain sens pour moi.
- Oui, bien sûr, mais ils ne détiennent pas la science infuse.
- Ho, vous savez, j’ai l’habitude. Je sais bien que ce que je fais n’est pas très grand public.
- Détrompe toi. Ton travail est très intéressant.
Cette fois-ci, c’est moi qui avait glissé subrepticement sur le tutoiement. Mais cela ne semblait pas déranger mon interlocutrice et bien au contraire, créait une intimité de fait entre nous qui n’était pas pour me déplaire. Je voulais tant convaincre Caroline de son talent et de la nécessité de persévérer que je ne pouvais pas alourdir mon propos de vous et autres circonvolutions. Ma première décision fut donc de partir ailleurs.
- Tu habites loin ?
J’avoue la phrase m’avait quelque peu échappé.
- Enfin je veux dire, j’aimerai bien entendre ce que tu fais. Peut-être que tu joues quelque part, bientôt ?
- Je suis à deux stations. On peut aller chez moi si tu veux. Cet endroit est un peu glauque, non ?
Tu parles comme ce café était glauque, et cher en plus ! Je laissais néanmoins un pourboire généreux à la pauvre serveuse dont les grands yeux tristes et fatigués m’indiquaient qu’elle aussi, aimerait bien se trouver ailleurs.
L’appartement de Caroline était plutôt inattendu. Une large baie vitrée s’ouvrait sur une terrasse ombragée et la longueur du couloir que je voyais se dessiner dans la pénombre m’indiquait qu’il devait se trouver plus d’une pièce autour de ce salon décoré avec soin et goût.
- C’est chez toi ici ?
- Oui, enfin, c’est l’appart de ma mère. Elle est rarement là, alors, j’en profite. J’aime bien répéter ici et du coup je n’oublie pas d’arroser les plantes. Tu veux boire quelque chose ? un thé ?
- Oui, génial.
Zut… il est toujours très difficile de refuser un thé. C’est comme faire preuve d’un manque évident de savoir-vivre, d’éducation. Les gens de bonne famille boivent du thé et moi, je déteste ça. Enfin, pas toujours, en hiver, j’aime bien, cela me réchauffe, mais là.. enfin, ce ne sera pas si terrible que ça de boire quelques gorgées en la compagnie de ma charmante hôtesse.
- Tu chantes depuis longtemps ?
- Tu écris depuis longtemps ?
D’accord, la belle avait oublié d’être bête et ne manquait pas de réplique, mais le petit sourire timide qu’elle lançait à chaque fois qu’elle semblait vouloir s’excuser me ravissait suffisamment pour mettre de côté tout agacement.
- Mais comment tu sais ça ?
- Tu as été une des seules à te présenter tout à l’heure au studio.
- Ha oui, le studio, ces types sont des crétins congénitaux. Je ne comprends pas qu’ils puissent être à ces postes avec un feeling aussi pauvre.
- Tu veux que je te fasse une chanson ?
- Tu as des trucs persos ?
L’idée de découvrir les thèmes qui pouvaient intéresser la belle mélodieuse me titillait depuis un moment.
- En fait je n’ai pas de paroles. Je suis surtout compositeur, moi. Je n’aime pas trop ce que j’écris. C’est difficile. C’est trop impudique à mon goût.
Impudique, l’écriture ? Cette fille n’avait pas tout à fait tort mais justement, moi, c’est ça qui me plaisait dans le fait d’écrire, cette possibilité de sortir d’une coquille consensuelle, formatée, emprisonnée dans une image plutôt fixe et d’étaler des sentiments, des émotions surprenantes qui m’étonnaient moi-même à chaque fois. Non pas être une autre, mais bien se révéler à soi-même.
- Tu pourrais écrire pour moi, peut-être ?
Caroline me cueillait au cœur de me pensées dans lesquelles, parfois, j’ai tendance à me perdre même entourée d’un escadron de mannequines aguicheuses. Enfin, c’est ce qu’il me plaît à penser n’ayant jamais, à mon grand dam, vécue cette situation. Il fallait bien avouer qu’à la première écoute de la charmeuse, mes pensées instantanément avaient été pour un texte que j’avais écrit quelques temps auparavant et qui, à coup sûr, j’en étais certaine, lui correspondrait comme un gant, un gant de velours, bien sur. Je lui griffonnais à la hâte les paroles sur une feuille.
- Tu trouverais quelque chose là-dessus ?
Caroline baissa la tête et pris quelques instants pour lire. Ses cheveux un peu long retombaient sur son visage et un parfum très léger, très frais émanait de son cou ainsi découvert. Sa nuque était pâle et la peau d’une apparence si douce qu’elle invitait à la caresse. Il fallait bien me rendre à l’évidence. J’étais en train de retomber dans mon travers qui est, malheureusement pour moi, de confondre coup de foudre artistique et coup de foudre tout court. Caroline me surpris dans ce moment de flottement, relevant la tête, et attachant ses deux longs yeux à mon regard.
- je ne t’ai pas remerciée pour tout à l’heure.
- … ?…
- J’ai entendu ce que tu as dit quand je suis partie. C’est gentil de m’avoir défendue.
Non !!!! Je ne suis pas gentille !!! je suis juste honnête et lorsque le sujet vaut tous les combats, je suis prête à donner tout ce que j’ai pour défendre ce en quoi je crois.
- Je t’en prie, c’était rien.
Je ne suis pas non plus très douée pour relever d’un mot d’esprit un trouble que je voudrais cacher. Heureusement pour moi, Caroline avait replongé dans le lecture de la chanson. Je me tus de peur de déranger sa concentration. Et puis ses cheveux à nouveau sur son visage me permettait de la regarder tout à mon aise.
- J’ai une musique, je crois, qui devrait bien aller. Tu veux que j’essaie ?
- Avec plaisir !
- Mais je ne te promets rien.
- Non, non, vas-y. il n’y a pas de soucis. C’est juste un essai.
Le résultat fut presque au-delà de l’indicible. Ce texte avait été écrit pour cette musique, tout comme cette musique semblait n’avoir été créée que pour mes mots. La surprise fut dans les deux camps et nous nous regardâmes, à la fin du morceau, interloquées, presque gênées d’avoir été à ce point aussi proches de la perfection sas même nous connaître.
- J’adore, murmura-t-elle.
Moi, je restais sans voix.
- Ce n’était pas parfait mais si tu voulais bien me laisser le texte, je pourrais travailler dessus, enfin, si tu es d’accord.
D’accord, moi ?! Mais c’est mille textes que j’allais lui écrire ! je n’avais jamais ressenti une telle complémentarité. C’était incroyable. A nouveau j’exultais, mais cette fois-ci d’une joie émue.
La nuit nous surprit sans qu’on y prenne garde. Nous avions travaillé, écrit, chanté pendant des heures. Le thé avait laissé place à une bière fraîche et parfumée, suivi d’un délicat whisky pur malt, qui avait enfin été élégamment abandonné pour une bouteille de Graves millésimé. Je ne savais plus très bien d’où étaient sortis ces délicieux entremets libanais que nous grignotions en souriant. La guitare avait quant à elle laissé place à un enregistrement de la voix de Caroline qu’elle avait orchestré et mixé elle-même. Bon sang, cette fille avait vraiment un talent fou et j’adorais tout ce qu’elle chantait, et j’adorais tout ce qu’elle disait, et j’adorais tout ce qui était elle. Attention, n’allez pas croire que je tombe amoureuse aussi vite. Mais j’aime être subjuguée et Caroline m’emmenait dans des sphères bien loin de toutes rationalités, pleines d’élégance et de saveurs.
Oublié alors le marasme du matin, le coup de fil incendiaire de l’attachée de presse en milieu d’après-midi s’inquiétant de mon absence. Je savais que j’allais me griller auprès de la maison de disque mais eux étaient passés à côté de l’essentiel. Ils n’avaient pas su voir Caroline, su l’entendre, la comprendre. Alors je les abandonnais moi-même à leur triste sort, trop heureuse d’avoir suivi mon instinct et d’y avoir croisé cette muse.
C’est lorsqu’il n’y eu plus de musique que tout se corsa. Caroline ne semblait pas décidée à remettre un CD. Je n’étais pas prête à partir. Nous étions assises sur le même sofa, comme deux amies qui se connaîtraient depuis toujours. Caroline, sans chaussures, les jambes ramenées sous elle ; moi, négligemment étendue sur les coussins, rêveuse.
- tu veux encore du vin ?
Non, je veux tes lèvres.
- Non, merci, cela ira. Je crois que je devrais y aller.
- Tu ne veux pas rester encore un peu.
Ho oui, et même toute la nuit.
- Non, c‘est gentil mais j’ai du boulot demain.
- Je ne disais pas cela pour être gentille…
Il était vain d’imaginer trouver une nouvelle parade. Je l’attirais alors contre moi. Ces lèvres qui m’avaient tant émues le matin par le chant qui en sortait vinrent se poser sur les miennes. Caroline tremblait entre mes bras ce qui me procurait un pur ravissement. Elle remonta d’un geste doux ses cheveux pour me décocher son petit sourire timide avant de s’exprimer.
- C’est la première fois, pour moi…
- Ca te dérange ?
- Non. Et c’est cela qui m’étonne le plus. Ça ne me dérange pas du tout. Au contraire.
Comment résister à pareil aveu.
- j’ai même l’impression que c’est ce que je voulais depuis toujours.
A nouveau nos lèvres se mêlèrent et nos baisers se firent plus pressant. Toute la sensualité que la voix de Caroline exprimait était maintenant utilisée par son corps. Elle dégrafa mon corsage avec impatience et posa ses mains sur mes seins, me regardant avec étonnement devant le plaisir que cela suscitait en elle. Je l’embrassais de plus belle et me laissait glisser à mon propre plaisir, sans retenue, et dans une harmonie rarement atteinte. Son corps était un instrument parfait, plein de courbes, de puissance et de subtilité. Elle était la musique et j’étais la voix et ce chant d’amour nous devenait irresistible.
La nuit toute entière désormais nous enveloppait. Caroline se mouvait contre moi acceptant l’abandon. Je la pris très doucement, sans heurt, sans résistance, touchée au plus profond de moi-même de ce plaisir palpitant autour de mes doigts, le long de ma main. Caroline soupira et plaqua sa bouche contre mon oreille. Très bas, à peine audible, elle me chanta dans une cascades de murmures le refrain inspiré de Leonard Cohen : Allelujah… Allelujah…
Qui avait dit que cette journée serait pourrie, sans intérêt et décidemment, sans avenir ?…
Allelujah….