Washington D.C, lundi 19 janvier 2009, début des festivités pour l’investiture du président élu, Barack Obama, course effrénée à l’accréditation pour moi ! j’aurai du me douter que ce voyage providentiel tous frais payés offert par mon éditeur allait virer galère tant ce début d’année 2009 avait été pour moi pour le moins catastrophique. Je pensais pourtant avoir bien mangé mon pain noir en 2008 et bien, que nenni, à l’image de cette récession mondiale, ma vie n’avait pas l’air de vouloir s’améliorer.
Je vais vous passer les détails d’un nouvel an de cauchemar où je vis cette charmante petite garce blonde qui partageait mon quotidien depuis quelques mois partir au bras d’un connard que personne n’avait invité mais qui avait su judicieusement incruster la soirée organisée par mes soins depuis des semaines. Et c’était peut-être cela le plus rageant. J’avais dépensé une fortune, enfin ce qui me restait de mon dernier contrat d’édition afin d’offrir à mes amis une fête digne de ma réputation n’hésitant pas une seconde à changer en champagne jusqu’aux derniers de mes royalties. Et tout cela pour quoi ? Pour me retrouver à 7H00 du matin, dans mon appartement totalement ravagé, larmoyante, en colère, un peu saoule et surtout très seule. De rage, j’avais bien failli jeter par dessus bord les quelques nippes griffées de la traîtresse mais l’image de mes voisins découvrant le tas (même très chic) au beau milieu de la cour pavée, et comprendre par là même que la lesbienne du 4ème venait de se faire plaquer me contraignit à plus de discrétions.
C’est pourquoi j’avais accepté sans hésitation l’offre de mon éditeur de rejoindre Washington afin de rendre compte des festivités de ce véritable sacre. N’ayant pas, plus, de visions politiques après un bref mais catastrophique passage à la section locale du parti socialiste de mon arrondissement où mes dernières illusions furent littéralement atomisées, j’avais décidé de m’axer principalement sur l’atmosphère et tenter de comprendre l’impact de ces journées et leurs significations auprès de l’électeur anonyme. C’est ainsi que je me retrouvais, en ce lundi matin, complètement jet-lag, n’ayant pas dormi depuis 24H00, après un voyage en avion éprouvant où, pour rallier la capitale américaine, il m’avait fallu transiter par Frankfort (2 heures d’attente), Reykjavik (8 heures !), et enfin Raleigh, North Carolina, où la panne du moteur gauche de l’avion nous fit perdre une bonne demi-douzaine d’heures et pas mal de sang-froid.
Je n’avais même pas eu le temps de passer me rafraîchir à mon hôtel et j’avais l’impression d’avoir chaque millimètre de mes vêtement collés à la peau. J’avais faim, j’avais soif et moi qui ait arrêté de fumer depuis une dizaine d’années, j’aurai bien baffé n’importe qui pour une simple taffe.
« Follow the red sign, please ! » cette énorme black en uniforme qui se tenait devant moi ne laissait aucune place à la discussion et c’est presque en courant que je m’exécutais, priant le de dieu des marins perdus que j’avais bien compris ce qu’on m’avait indiqué à l’entrée, sur le bureau que je devais rejoindre. Quelques couloirs et autres « follow the sign » suivants j’arrivais enfin devant la porte 2411 bien décidée à me saisir au plus vite de mon Graal et d’aller me scratcher ensuite dans un bain de mousse jusqu’au soir. Seulement, il n’y avait personne derrière la porte.
Après quelques infructueux coups à la vitre et divers raclements de gorge, la porte n’étant pas fermée à clé, j’en déduisis que je pouvais me permettre d’entrer. La vue d’un large et profond fauteuil en cuir balaya mes deniers scrupules. Après tout, j ‘étais accréditée par une prestigieuse maison d’édition française et pouvait bien m’autoriser un certain confort dans ma démarche. Et enfin j’avais bien trop mal aux pieds. Juste avant de partir de Paris, j’avais craqué, soldes obligent, sur une paire de magnifiques bottines qui pour l’heure me massacrait l’orteil gauche. Je m’affalais dans le moelleux fauteuil, ôtais mes chaussures et pour la première fois depuis une éternité commençais à me décontracter. Autant dire que je m’endormis avant même de m’en rendre compte.
« Excuse me, lady ? » mon rêve était d’une douceur incroyable. Une voix féminine caressante et douce me berçait. « Excuse me ? » Dans un brouillard de ouates, un corps se dessinait devant moi et la plus vertigineuse et superbe et profonde descente de décolleté se profilait devant mes yeux qui n’en revenait pas. « Can I help you ? » Les mots en anglais prononcés par cette si terriblement sexy apparition faisait comme une musique enivrante. J’en frissonnais d’aise, et m’étirais langoureusement, bien décidée à profiter pleinement de ce que mon sommeil m’offrait en cadeau. Mais l’ivresse fût brève lorsque je reconnus la voix sèche et sans appel du cerbère à uniforme croisé précédemment dans le couloir. « Is there any problem here ?! » le rêve basculant dans le cauchemar à nouveau, je décidais d’ouvrir les yeux pour quitter cette appréhension désagréablement croissante. Mais l’image, elle, ne s’évanouit pas et l’énorme black qui avait du laisser toute trace d’humanité au vestiaire se tenait face à moi bien campée sur d’incroyables chevilles d’une finesse telle qu’on pouvait attendre à ce qu’elles se brisent net au vu de la masse des cuisses qu’elles devaient supporter.
Ne sachant plus où j’en étais, aucun mot anglais ne sortit de mes lèvres. Dans quel monde avais-je donc basculé ? Mais la black ne s’en formalisa pas, tourna les talons qui par miracle résistèrent à l’opération et, après avoir échangé quelques mots avec un interlocuteur que sa corpulence me cachait totalement, se retourna à nouveau vers moi, haussa les épaules et disparut avec une légèreté inhumaine. Je me redressais aussitôt de mon fauteuil pour découvrir alors, se tenant devant moi, charmante et souriante, l’ange au décolleté profond de mon rêve.
« Do you feel better ? Vous vous sentez mieux ? » son français était impeccable et c’était tant mieux car mon anglais semblait avoir disparu au fin fond d’une oubliette moyenâgeuse. « Le voyage a été éprouvant ? » « je me présente, je m‘appelle Cindy Lockwood de chez Patterson & Patterson. Je suis votre représentante à Washington. Je suis désolée d’être en retard mais avec cette circulation et tous ses quartiers bouclés, on ne peut plus se déplacer ». Mon dieu comme elle parlait bien, presque sans accent mais avec cette espèce d’application charmante que tout américain s’exprimant dans la langue de Molière met dans son discours. « je vais vous donner votre accréditation. Les papiers sont prêts. Après je vous emmène à votre hôtel à moins que vous ne préfèreriez allez directement visiter les rues ». je serais volontiers partie « visiter les rues » de suite mais l’attrait d’un changement total de vêtements après une douche brûlante était des plus tentant. «L’hôtel, je veux bien » fut tout ce que je pus sortir de correct. Non content d’avoir perdu mon anglais, mon français me faisait lui aussi cruellement défaut.
Je me levais pour suivre ma guide « ? assistante ? correspondante ? bref Cindy dont la silhouette des plus harmonieuses était mise en valeur dans un tailleur jupe gris souris que je soupçonnais venir de chez Jil Sander et qui me donnait à penser, si l’on s’en tient au dress code lesbien, que notre Cindy ferait peut-être partie de notre si jolie nation. .J’avoue que cette idée n’était pas pour me déplaire surtout que ma nouvelle amie américaine avait un atout supplémentaire à mes yeux, elle n’était pas blonde ! J’allais donc allègrement lui emboîter le pas lorsque celle-ci me fit revenir à des questions plus matérialistes. « vous ne chaussez pas vos bottes ? » « pardon ? » Une rapide étude de la situation me fit comprendre qu’effectivement je n’irais pas très loin pieds nus. Il me fallut juste réprimer une grimace de douleur lorsque mon orteil se retrouva à nouveau en contact avec le cuir trop neuf de la dite bottine. La tête haute et le sourire figé pour ne pas laisser éclater ma douleur, boitillant légèrement, je suivis alors l’ange de mon rêve.
Il fallait le voir pour le croire. C’était à peine si nous pouvions marcher dans les rues. Une foule compacte, immense, avait envahit chaque interstice de la ville. L’air était chargé de clameurs, de sourires, de musique. Blancs, noirs, asiatiques, latinos, en turban, en casquette, en frac, grands, petits, gros, le monde entier était réuni là dans les rues de cette capitale qui ce soir là, était devenue par la grâce de ce melting-pot, capitale universelle. Le bruit était assourdissant. Nous avancions avec peine. Je pensais à cette chanson de Piaf que nos amis d’outre-atlantique vénèrent « la Foule ». C’était exactement ça. Je pouvais en ressentir chacune des paroles. Parfois, nos corps étaient poussés en avant, emportés par un mouvement irrépressible qui nous abandonnait alors et nous faisait refluer. Plus une seule voiture ne roulait et seul le bruit de toutes ces joies unies se répercutait de façades en façades. L’amour, l’empathie de chacun pour chacun, cette confraternité faisait de ce moment, un moment unique. Chacun savait en son fort intérieur que ce qui se déroulait ici, pendant ces quelques heures d’investiture, de liesse allait immanquablement faire changer la face du monde. Tout au moins, c’était ce que chacun semblait souhaiter au plus profond de lui-même. J’avais déjà assisté à pas mal de manifestations mais aucune n’avait été à l’image de celle que je vivais à Washington. L’émotion que l’on pouvait ressentir était telle qu’il n’aurait pas été incongru d’embrasser le premier venu. Cette foule était en empathie totale. Soudain, il n’y avait plus de peur, plus de drame, plus de violences, plus de morts, plus de guerres. Il n’y avait plus que l’espoir « HOPE » incarné par cette homme, il y a encore quelques mois inconnu,
OBAMA, OBAMA scandait la foule et moi avec. Cindy avait essayé à plusieurs reprises de m’expliquer le déroulement des célébrations ou, au hasard d’un bâtiment se présentant à nous, de me donner quelques clés historiques de la ville, mais elle avait abandonné très vite tant le bruissement de ruche humaine nous entourant rendait impossible toute conversation. Alors nous nous étions laissées porter par ce moment de bonheur et avancions presque au hasard en tentant de ne pas nous perdre l’une et l’autre. Pour se faire, Cindy avait rapidement adopté une technique imparable. Elle me serrait fortement la main et ne semblait pas disposée à me lâcher, sans doute mue par un professionnalisme exacerbé qui lui imposait de ne surtout pas égarer son invitée d’honneur. Pour ma part, j’avais abandonné toute idée d’interviewer qui que ce soit tant il était impossible de converser ou ne serait-ce que de rester immobile sur le trottoir plus de quelques secondes sans être aussitôt poussé, compressé, éparpillé par cette marée humaine.
Au bout d’une ou deux heures de marche et après avoir longé des dizaines de petits podiums dont s’échappaient des bribes de discours ou de la musique live, la main de Cindy se fit encore plus pressante. Je la sentais soudain tendue et peut-être pour la première fois inquiète. Que se passait-il ? autour de nous, la densité était toujours aussi présente mais différente. Il y avait comme une gravité qui envahissait les personnes qui nous entouraient. Les tee-shirts, les chemises ouvertes malgré le froid prenant avait laissé place à des costumes sombres, des robes strictes. Nous passions guichet après guichet, montrant pattes blanches, fouilles après fouilles comme à travers un long corridor nous entraînant vers un lieu sacré. La tension était palpable et les uniformes de plus en plus nombreux. Munis de notre saint Graal, nous passions à travers les obstacles et je sentais bien au fond de moi qu’à la moindre petite erreur, le moindre défaut de comportement, le plus léger soupçon, nous aurions été éjectées manu militari sans autre forme de procès. Aussi je retenais mon souffle de peur de sourire au mauvais moment ou de laisser échapper un soupir qui eût pu être compris comme un mauvais présage.
Et c’est là que nous le vîmes. Si grand, si lointain, si proche. Barack Obama, souriant, grave, tenait son discours. Malgré des baffles puissantes et disséminées sur tout l’esplanade, nous entendions à peine ces mots mais peu importait vraiment. Il fallait le voir, le respirer, plonger au fond de son regard qui s’étalait sur des écrans géants, un regard magnétique, puissant qu’aucun autre Président je pense, peut-être depuis Kennedy, n’avait jamais échangé avec son peuple. Ce mot de peuple qui prenait alors toute sa signification à son contact. « I have a dream » songeais-je. Et je venais à espérer, moi, la petite française à un monde nouveau où chaque pays verrait se lever son propre Obama brandissant avec ferveur non pas un glaive de guerre, mais la volonté farouche de paix. L’exaltation était à son paroxysme. Des dizaines de caméras attachées à des rails aériens balayaient la foule pour retransmettre au monde entier ces images d’une nation en transe. J’avais encore mille question à poser à Cindy lorsque je l’aperçus, un peu en retrait de moi, captivée par l’image présidentielle, et pleurant sans bruit.
Il y a des moments dans la vie où l’on bascule dans un autre monde, ailleurs, où plus rien ne ressemble à plus rien, où ce qu’on vit est si unique qu’il en transcende chaque seconde. C’était un de ses moments là, un de ses instants qui font qu’une vie vaut la peine d’être vécue, une parcelle d’humanité qui vous met le cœur à nu, sans plus de barrières, de conventions, de retenues.
Je me tournais vers Cindy qui semblait attendre mon geste. Cette fois-ci, c’est moi qui lui pris la main et qui l’attira vers moi. Autour de nous, la foule applaudissait, riait, pleurait. Je luis pris la taille et la serra contre moi. Ses lèvres vinrent à la rencontre des miennes. Nous nous embrassâmes avec une telle ferveur qu’il nous était presque impossible de maintenir notre souffle. Ce baiser dura l’éternité d’une ovation. Derrière nous, Barack Obama saluait la foule dont nous faisions si étrangement parties.
« I have a dream, too » me murmura Cindy. Cette fois-ci, nul besoin de traduction, je lus sur ses lèvres son invitation.