Gay Pride 2008
15H00. J’arrive à Bastille dans un énorme embouteillage. Pourtant, le cortège est loin d’être arrivé. Moi qui pensais ne trouver personne et pouvoir gentiment me garer dans le quartier, je suis soudain bloquée au milieu d’une foule en transe, sautillant au son d’un énorme mur d’enceintes. Boom, boom. Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais aujourd’hui, on ne danse plus, on saute. Sur un pied, les deux ensemble, peu importe du moment que la tête, le temps d’une fraction de demi seconde se retrouve hors d’eau, juste au-dessus des autres. Mais les sourires restent généreux, les décolletés ouverts, et les garçons torse nus. Il fait beau et chaud, et ça, c’est le plus inattendu de ce mois de juin pourri. Hier encore, je m’apprêtais à participer à la Gay Pride en ciré jaune ce qui aurait été, somme toute, nettement moins glamour que la chemise légère, aux couleurs de l’arc-en-ciel, permettez-moi le détail, qui me colle présentement à la peau. Finalement, je me sens plutôt bien, et pourtant, ce n’était pas vraiment gagné.
En fait, je n’avais pas du tout envie de venir à Paris, aujourd’hui. C’est vrai que depuis que j’ai déménagé, quitté la capitale où j’habitais à Montmartre pour venir m’enfouir dans un tout petit hameau de la Seine et Marne, rural de chez rural, je suis devenue de plus en plus paresseuse à l’idée d’effectuer les 80 bornes d’autoroute pour finir asphyxiée dès la porte du périph passée. Bon d’accord, j’exagère, mais c’est comme ceux qui arrêtent de fumer et qui ne cessent de vous vanter les bienfaits de la vie sans tabac. La campagne ? mais c’est génial ! je ne pourrais plus vivre en ville… tu parles, c’est surtout que l’idée de me fader deux heures de voiture dans les embouteillages me déprime aussi sec. Enfin, pour l’heure, le trajet effectué, l’ambiance sympa de la place de la Bastille partiellement envahie par une foule donc sautillante et non dansante, me rend de bonne humeur. Tout le monde sourit, moi aussi, et je commence à prendre le rythme, tapotant mon volant d’une main, l’autre fichée sur le levier de vitesse au cas où une ouverture se ferait. Pas d’hésitation ! deux garçons, devant moi, m’ouvrent le chemin. Allez-y les gars, continuez ! Je colle ma calandre à leur fesse et dans un petit jeu du « suis-moi si tu veux », je me glisse dans leur sillage et me retrouve dans une rue saint Antoine déserte. En remerciement, je klaxonne les garçons qui me lancent aussi sec des œillades de méduse, agitant leurs mains au dessus de leur tête comme s’ils avaient été soudainement attaqués par une nuée de mouches. Evidemment, dit comme cela, cela sonne un peu réquisitoire, mais dites moi alors pourquoi les garçons se font-ils toujours un point d’honneur à singer une pseudo « fémini-attitude » qui n’appartient qu’à eux. Enfin, ces deux là étaient bien sympas.
Cent mètres plus loin, dans une petite impasse adjacente, la place ! Je me gare, je n’en reviens pas. Génial. C’est peut-être finalement un bon jour pour moi. Vous m’avez peut-être sentie un peu bougon au début, et vous n’aviez pas tout à fait tort. Je vous ai dit que je n’avais pas envie de venir ? et pas uniquement à cause du trajet mais aussi, et surtout, parce que j’ai accepté, pour faire plaisir, the corvée galère. Un de mes amis aux Etats-Unis, en fait, plutôt une connaissance de boulot, m’a demandé de m’occuper de deux de ses amies, en séjour à Paris. Evidemment, toujours prête à rendre service, j’ai accepté bien volontiers, non sans avoir aussitôt envie de me baffer pour ma spontanéité. L’idée de devoir jouer la guide hôtesse parisienne tellement… parisienne, qui plus est un jour de Gay Pride ensoleillé, me gonfle !. La seule chose qui me console c’est qu’elles sont ensemble et que je n’aurai donc pas à jouer les petites hétéros propre sur elle.
Par curiosité et avant de les rencontrer, je suis allée sur le net où l’une d’entre elles, Melissa, qui est psy, a un site. Erreur… la tronche sur la photo ne présage rien de bon. Elle doit avoir une bonne cinquantaine, et, pardon pour celle qui l’ont déjà atteint, mais pas le bon versant de la cinquantaine si vous voyez ce que je veux dire. Le côté plutôt mémère habillée Laura Ashley parce que c’est chic et pratique pour masquer une silhouette empâtée. J’ai rendez-vous avec elle et son amie à 19H00. Ca me laisse le temps de me détendre. Je vais les emmener dîner chez Bofinger, au moins je me fais plaisir sur ce coup là. J’adore cette brasserie, bien classique, bien à la française. Et puis ça marche toujours ça avec les américains. Au pire, j’en ai pour deux heures de conversation policée. Je m’en veux de toujours accepter les plans foireux parce qu’il faut faire plaisir, ou plus prosaïquement, parce que je ne sais pas dire non.
Mais avant,je dois retrouver ma copine Alexandra, dite Alex, ma petite sœur, ma pote, quoi. Je me dirige vers le métro Saint Paul. Je suis impatiente de la voir. Cela fait au moins deux mois que nous ne nous sommes pas vues et j’ai un scoop pour elle. J’ai perdu 4 kilos, et j’ai hâte de voir sa tête devant mes petites quiquisses toutes affinées. Bingo ! Alex, toujours à l’heure, m’attend et siffle son admiration. On s’embrasse, et nous partons aussitôt, surfant à contre courant la foule pour retrouver le défilé de la Gay Pride.
La musique est partout. Une jeune fille me frôle, du haut de son vélib, légèrement arrogante de se glisser sans heurt au milieu de cette foule compacte. Elle sourit, supérieure, ce qui m’agace au plus haut point, mais le spectacle de son habile déhanché m’adoucit. Je la suis du regard, rêveuse, pour me prendre un coup de coude d’Alex. Petite précision sur Alex. C’est ma grande copine, mais c’est aussi mon garde-chiourme. Elle adore jouer les chaperons avec moi. Je ne pense pas en avoir vraiment besoin mais elle aime tenir ce rôle, alors moi, j’en rajoute toujours un peu lorsque je suis avec elle.
En haut du boulevard Saint Michel le défilé apparaît enfin. Il devient inutile de se parler, on ne s’entend plus. Les garçons y vont de toute leur belle énergie. Chez les filles, c’est plus mou, plus timide. Ca se bouscule un peu dans les chars mais rien de bien méchant. Pas de sein dénudé, peut-être un zeste de provocation, et surtout des sourires un peu figés. On reste en France, quand même, et les tabous, ça ne s’efface pas tout seul. Bien sûr, il y a toujours un ou deux « toy-boy » pour se faire lascif, je te secoue mon petit slip, mais le tout reste confiné dans une subversion des plus cadrées. La Gay Pride, à Paris, on y va en famille, comme à un carnaval. Pour les plus avertis, les bobos, c’est alors l’occasion d’emmener sa progéniture au seing de la mixité, tolérance des différences, et d’affirmer son ouverture dans la mutualité des sexes partagés. Oui… Disons juste que les poussettes high-tech au milieu de la foule, ça coince. Mais bon, encore une fois tout le monde a l’air content, alors…
Après deux heures de remontée de chars et de déhanchement, pour moi parce qu’Alex fait partie des timides, on décide de s’arrêter place de la Sorbonne et de prendre une bière. Une table se libère juste devant nous. Chance, sourires, merci. On s’installe, on souffle, on commande, on mate. Ça me fait drôle de me retrouver là après toutes ces années passées dans les murs de l’université, juste derrière nous. Je me souviens lorsque, étudiante un peu coincée bourgeoise, je venais pour la première fois suivre les cours prestigieux de ce qui pour moi, à l’époque, était le temple sacré de la connaissance. Gamine, j’avais lu dans le dictionnaire l’article sur l’université de la Sorbonne, fondée par monsieur de Sorbon himself. J’en avais déduit, devant tant de grandeur dans l’Histoire de France, qu’il fallait en être. Et j’en fus. Pendant cinq années. Licence Lettres Modernes. Je m’appliquais à faire partie de l’élite culturelle. Pour laisser tomber, la moitié du cursus en poche et me plonger dans le cinéma, ses tournages, ses équipes techniques, ses fêtes et ses galères. Et puis c’était l’époque aussi où j’avais rencontré Dominique, Dominique avec un « e » à la fin, la dite Dominique ayant séduit la petite hétéro à tendance goudou que j’étais alors. Celle qui ne comprenait pas pourquoi les filles étaient tellement plus attirantes que les mecs. Celle qui ne savait pas pourquoi son cœur s’emballait à ce point dès que mon regard croisait les courbes souples du corps de la jeune femme, au détour d’un couloir de la fac. Il aura fallu quelques semaines avant d’admettre ce que traduisaient mes regards et que je n’appelais pas encore l’amour, le désir, les envies. Il aura fallu que Dominique m’embrasse, sa langue plongée dans ma bouche pour que je comprenne enfin que mon destin serait une destinée.
Un char bondé de flics et fliquettes passent devant nous, un peu incongru malgré la bonhomie des pistolets à eau qui arrosent et rafraîchissent la foule. C’est toujours un peu bizarre ce mélange de festivités et de chemises bleu ciel, de slogans pour la diversité sexuelle et de képis fichés sur les têtes. Le char plaît beaucoup à Alex qui se lance et fait de grands coucous. Une fliquette lui envoie un langoureux baiser, mais Alex regarde ailleurs. On n’arrivera jamais à la caser, celle-là !
L’heure galope aux rythmes de la techno et reparties vers les Tuileries, le moment est arrivé de nous séparer, Alex et moi. J’ai toujours cet incontournable rendez-vous avec les copines du copain américain et j’ai déjà une bonne demi-heure de retard. Notre meeting point est l’Hôtel Meurice où ses dames séjournent. Attention, ce n’est pas de la bagatelle les américaines lorsqu’elles débarquent à Paris. Il faut dire que le susnommé copain américain est producteur et que ses fréquentations doivent plutôt se situer Beverley Hills que Queens.
Alex m’embrasse et refuse une dernière fois mes pitoyables suppliques pour tenter de la convaincre de m’accompagner. Elle non plus n’a pas très envie de se coincer le restant de la soirée avec deux vieilles américaines en goguette. On se promet de se défouler plus tard en boite et de s’appeler vers 23H00. Alex ironise sur ma grandeur d’âme et mon abnégation en ce jour de fête lesbien, et me laisse seule et l’esprit chafouin pénétrer dans le hall de l’hôtel de luxe. Le portier me salue et m’adresse un franc et large sourire. L’endroit est magnifique, côté vieille France, chic, discrétion assurée. Cela me console un peu. Mes américaines auraient pu séjourner au fin fond du 12ème arrondissement. Au concierge, je demande à appeler la chambre de ces dames. Après avoir compulsé les trois quarts de son registre, il finit enfin par composer un numéro. Une charmante mamie américaine me répond que non, désolée, elle n’a pas rendez-vous avec moi. Pour le coup, je tombe un peu des nues et insiste. Elle s’appelle bien Goodman mais ne connaît pas notre ami américain. Elle me trouve charmante de vouloir l’inviter mais elle et son mari ont d’autres plans. Au mot de mari, je raccroche. Ce n’est vraisemblablement pas la bonne Goodman que je cherche.
Seulement il n’y en a pas d’autres. Me serais-je trompée d’hôtel ? Ont-elles réservé sous un autre nom ? Je suis en train de rater mon rendez-vous. Un léger stress me gagne agrémenté, pour être honnête, d’un non moins latent soulagement. J’ai encore le temps de rattraper Alex.
- Are you Hélène ? Hy, I’m Christina.
Je me retourne et découvre une jeune femme, une petite trentaine affichant un sourire à vous faire imploser le cœur instantanément. Cheveux brun, mi-long, la peau bronzée, (c’est vrai qu’elle et son amie arrivent d’Italie), Christina me prend aussitôt par le bras et m’entraîne vers le bar, un endroit sublime de bois sombre et vieux cuir. Elles se sont doutées, me dit-elle, en me voyant me débattre auprès du concierge que j’étais leur rendez-vous. Je suppose également que la chemise rainbow y est aussi pour quelque chose dans cette reconnaissance rapide. J’ai bien compris que ce n’était pas la psy. C’était déjà cela de gagné. Remontant les quelques tables du bar, je cherche du regard Laura Ashley pour découvrir alors Melissa, quinze ans de moins que sur la photo, une casquette à la gavroche vissée sur la tête, le sourire non moins ravageur que celui de son amie. Elles m’accueillent avec l’enthousiasme et le bonheur des amis que l’on retrouve après une longue absence. Avant même de m’asseoir, il me semble déjà les connaître. Je ne sais pas si c’est l’effet « on fait partie de la même nation », qui crée cette complicité où les deux coupes vides de champagne qui trônent sur la table et présagent à mes yeux, d’une certaine qualité de vivre, mais je me sens bien d’être là, légère, ayant totalement oublié la mauvaise volonté avec laquelle je venais à ce rendez-vous et mes pleurnichardes pleurnicheries auprès d’Alex.
Nous parlons en anglais et cela me fait un bien fou. J’adore parler une langue étrangère. C’est un dépaysement, un voyage, une manière d’être ailleurs. Une coupe, deux coupes, trois coupes. Le champagne ne tarit pas, moi non plus. La bulle me rend brillante et drôle. En moins d’une heure, nous connaissons déjà presque tout de nos vies. Je balance confidence sur confidence avec l’avidité de celle qui n’en pouvait plus de garder tout cela pour elle. C’est comme s’il me fallait me débarrasser de mon anonymat au plus vite afin d’être au mieux dans la complicité qui lie d’une manière évidente les deux femmes. Prenant quelques secondes de recul, je me demande si ce n’est pas aussi l’habilité toute psychanalytique de Melissa qui me plante son regard bien au fond des yeux, ne me laissant aucune chance de me cacher. Mais qu’importe. Nos rires portent en écho nos paroles.
J’ai réservé très tôt chez Bofinger, pour me débarrasser. Je sais que je n’ai aucune chance de pouvoir reculer la réservation. Aussi, bêtement, nous faut-il quitter ce lieu où j’aurai pu finalement passer la restant de la soirée. Nous traversons la salle sous les regards d’un groupe d’hommes d’affaire, partagés dans le regret de laisser s’échapper ce trio de femmes séduisantes, mais sans doute retenus par une intuition qu’ils n’y trouveraient pas leur place.
Nous prenons le métro, inutile d’envisager de chopper un taxi. Melissa et Chris sont radieuses. C’est la première fois qu’elles le prennent. Je n’arrive pas vraiment à comprendre si c’est la première fois de leur vie mais l’idée d’utiliser ce mode de transport semble les enchanter au plus haut point. Nous sommes debout, chahutées par la vitesse, agrippées à la barre centrale. Il y a pas mal de monde. Chris et Melissa se regardent avec langueur, se rapprochant l’une de l’autre, pour, à mon grand désarroi car je me doute de ce qu’il va se passer à la seconde près, s’embrasser sans retenue. Devant mon air peut-être un peu interloqué, sans parler de ceux qui nous entourent et ont remarqué la scène, Melissa me demande si c’est OK de s’embrasser dans le métro à Paris. Je ne sais pas d’où elles débarquent, c’est deux là, mais elles n’ont sans doute pas souvent du quitter leur Los Angeles natal. Seulement je n’ai pas envie de paraître vivre dans un pays rétrograde et puritain. Et puis Paris, c’est la capitale du romantisme. Alors je répond oui, sûre que je suis qu’elles ne retourneront jamais dans le métro parisien et qu’au mieux, elles le feront un jour comme aujourd’hui, un jour de Gay Pride, entre Tuileries et Bastille…
Sur la place, au pied de la colonne, l’ambiance est toujours au sautillement. Nous la traversons et adoptant nous même ce mouvement, en harmonie avec la foule. Melissa sort son Blueberry et prend des photos. Il faut absolument qu’elle les envoie aussitôt à ses amies. On peut capter un réseau à Bastille ? La foule devient moins compacte, chacun, chacune partant se préparer pour les différentes soirées organisées ce soir là. Enfin, quand je dis « différentes », je crois qu’il y en a une, officielle. Je n’ai même pas imprimé le flyer, par consternation ou dépit.
Chez Bofinger, changement d’ambiance, le calme est de rigueur. On retrouve peu de la foule arc-en-ciel du dehors, mais, plutôt comme chaque fin de semaine, une clientèle passablement bourgeoise, bon teint, costumes de velours et chemisiers en soie. Je prie pour qu’on ne nous place pas à côté d’une de ces tables réservées par les autres touristes américains qui semblent s’être tous passés l’adresse de la brasserie. Chance, on nous cale entre deux dames d’un autre âge, très distinguées, et une famille provinciale, reconnaissable au port de la cravate chez monsieur. Typical french. Je me détend. Melissa commande du vin blanc.
Pour avoir déjà fait l’expérience au préalable, avec le producteur américain justement, j’évite l’andouillette et son odeur insoutenable pour les narines yankies. Je privilégie une côte de veau et ses petits légumes frais. Melissa se rue sur un steak et Chris sur le turbot. Nous dévorons. Nous n’avons pas mangé depuis un siècle. Melissa sort à nouveau son ordinateur de poche et nous prend en photo qu’elle envoie aussitôt à ses correspondants. Je me demande dans quels emails mon minois va atterrir mais l’idée d’avoir ma photo diffusée chez nos amies de la Côte Ouest n’est pas pour me déplaire.
La crème brûlée est des meilleures, les cafés bien forts, la discussion toujours aussi prenante. Melissa propose de reprendre une nouvelle bouteille de vin, mais Chris l’en dissuade. Je la sens subitement fatiguée. Il est presque minuit. Cela fait bientôt quatre heures que nous sommes à table. Presque gênée de tout ce temps passé, je demande l’adition et propose de les raccompagner en voiture à leur hôtel. Les deux poussent un soupir de soulagement. Je comprends que l’aventure métro s’arrêtera là pour elles.
Nous faisons quelques pas dehors. La soirée est parfaite, ni trop chaude, ni trop douce. Je remonte la rue de Rivoli au minimum de ma vitesse, mais en quelques minutes à peine, nous nous retrouvons devant la porte de leur hôtel. C’est comme si tout avait été trop vite et personne ne bouge dans la voiture. Je prend leur hésitation au bond. Elles n’ont pas vu les Champs Elysées la nuit. Je les y emmène. Evidemment, en ce jour estival de liesse populaire, je ne suis pas la seule à avoir eu cette idée et c’est dans un nouvel embouteillage que nous plongeons. Mais qui s’en préoccupe. Nos discussions nous accaparent entièrement, tant et si bien que le regard fiché dans le rétroviseur afin de regarder Melissa qui s’adresse à moi, je manque de rentrer dans la voiture devant moi qui vient de s’arrêter brutalement. C’est Chris qui m’avertit du danger en me posant soudainement la main sur ma cuisse. Je pile, tout va bien, sauf la main de Chris qui reste sur moi. Je pense que Melissa, derrière moi, ne peut qu’avoir une vue plongeante sur la situation. Mais Melissa continue de sourire et reprend la conversation là où elle s’était arrêtée.
Mes pensées deviennent un peu moins claires. Sans doute trop de champagne et de vin. Sans doute une émotion inattendue. Je n’ai pas rappelé Alex qui doit faire le poireau devant l’entrée de la boite. Je la connais celle-là. Sans moi, elle n’osera jamais rentrer. Les filles, ça l’attire mais ça la fait flipper aussi. Je crois que c’est compliqué pour elle. Certainement à cause de sa famille, de son père surtout. Bref, elle ne bougera pas de là tant que je n’arriverai pas. D’habitude, on s’appelle toutes les cinq minutes. Soudain, tout cela m’agace. Je voudrais ne pas avoir de contraintes, ne pas dépendre de, ne plus avoir de comptes à rendre. Même si jusqu’à présent, cela ne m’a jamais posé de problème.
Je ne suis pas montée jusqu’en haut des Champs. J’ai fait demi-tour avant. Nous nous retrouvons à nouveau devant la porte de l’hôtel. Il est inutile que je fasse semblant de vouloir faire du tourisme ce soir. J’hésite à leur proposer de me suivre en boite. Elles trouveraient sans doute le lieu nul, habituées qu’elles sont des soirées L Word, trépidantes et excitantes, enfin, telles que je les imagine. Ici, à Paris, c’est plutôt mort depuis un moment pour les nuits gays parisiennes. Pour les filles, il n’y a plus rien que quelques soirées nostalgies, et pour les garçons, ce n’est pas mieux. Où sont nos nuits d’antan, celles d’Elula Perrin, de son Kat, de son Privilège. Pourquoi t’es partie vieille lesbiche en nous plaquant là, orphelines, sans plus d’endroits où nous retrouver pour faire la fête. Je t’en veux encore.
Je crois que Chris a retiré sa main de ma cuisse mais je n’ose pas regarder pour m’en assurer. Melissa sort la première, mais à son attente, je comprends que je n’ai pas répondu à sa question. Qui était ? Could you repeat please ? une autre bouteille de champagne ? houps… Au vu de ce que j’ai déjà bu, il ne me faut de toute façon pas espérer rentrer très tôt à la maison…et puis, finir cette soirée, entre deux coups de klaxons, au milieu de la rue de Rivoli, sous les invectives de tous ceux que j’empêche de passer, ce serait dommage, non ?… Merde, et ma voiture, j’en fais quoi ? et Alex ?… il faut que je me décide, j’ai l’air idiote, sans enthousiasme. Le mot « voiturier » me vient en tête comme un doux chant mélodique, celui des sirènes. J’acquiesce, je me lève, je suis les deux femmes dans le lobby.
Nous ne prenons pas le chemin du bar. Nous le laissons sur notre droite, quasiment vide, le barman esquissant un bâillement derrière le comptoir. C’est devant l’ascenseur en attendant qu’il arrive que je comprends que nous nous dirigeons vers leur chambre. C’est bizarre comment, selon le moment, on peut éprouver une certaine difficulté à comprendre une langue qu’on maîtrisait parfaitement il y a quelques minutes encore.
Les portes s’ouvrent, nous pénétrons dans cette boite en bois articulée qui me pétrifie. Je suis claustro et l’idée de tout ce vide au-dessus duquel nous nous élevons me donne la nausée. D’habitude, je prends toujours l’escalier. Mais là, je n’ai pas osé. Melissa appuie sur le bouton du septième étage. Les deux femmes échangent à nouveau ce regard, celui du métro, suivi d’un long baiser, attendu, qui, sans le recevoir moi-même, me coupe les jambes et le souffle. Etage après étage, le temps se suspend. Je voudrais que la lente course de l’ascenseur n’en finisse pas. Je reste fichée devant cette vision, douce et passionnée, de leur amour partagé. Les portes s’ouvrent. Les deux femmes rient, sans doute de mon expression, et me prennent par les épaules. Je rie avec elles et nous traversons ainsi, bras dessus, bras dessous le couloir. Nous entrons dans la chambre.
C’est une suite. Je suis un peu intimidée malgré tout. Mais pas vraiment à cause de ce luxe qui nous entoure, mais plutôt par le silence ouaté qui règne dans le petit salon cosy. Je devine derrière une porte l’entrée de la chambre à coucher. Il fait chaud. Chris ouvre la fenêtre sans que les bruits de la ville nous parviennent vraiment. J’ai l’impression d’être dans une citadelle, au sommet d’une tour, protégée, entourée, aimée. Il y a deux gros canapés moelleux. Melissa se jette sur l’un et décroche le téléphone.
Room service. Melissa me demande quel est mon champagne préféré. Je répond Krugg en n’osant à peine imaginer le montant de la note. Je reste debout, concentrée dans la contemplation d’une aquarelle représentant Montmartre.
- Did I tell you I lived there ?
- Yes, you did.
C’est raté pour le côté je me donne une contenance. Pourtant, j’aimerai désespérément me concentrer sur un sujet. Quel qu’il soit.
- Champagne will be there in five minutes.
Melissa disparaît vers la salle de bain. Je suis toujours plantée, au milieu du salon. Chris me regarde et s’adresse à moi.
- Are you okay ?
- Oh yes ! sure !
Chris me sourit, très gentiment. Elle a les yeux d’un noir profond, insondable, un regard dans lequel on se perd instantanément, mais aussi rieur, ouvert, intelligent. A la regarder ainsi enlever avec beaucoup de grâce sa montre et ses boucles d’oreille, je finis par me poser cette question, à nouveau. Me serais-je trompée ou m’a-t-elle fait du genou chez Bofinger ? j’ai eu plusieurs fois l’impression de sentir sa jambe contre la mienne sans pouvoir me décider à savoir si c’était juste la proximité qui voulait ça.
- That was a wonderful evening. I loved the restaurant.
Je la remercie. Comme si c’était moi qui avait créé toute l’ambiance…
- You are very cute.
Encore une fois, l’anglais me pose problème. Elle veut dire sympa ou jolie ? on frappe à la porte. C’est le champagne. Melissa réapparaît et donne un large pourboire au garçon d’étage. Elle débouche aussitôt la bouteille, riant de plus belle.
- Vive Paris !
Les bulles explosent dans nos coupes. Le goût vineux, puissant du Chardonnay ravit nos papilles. Nous allons sur la balcon. Devant, un peu plus loin, la tour Eiffel scintille rien que pour nous. Je remercie dans mon fort intérieur Paris d’être aussi belle ce soir. Nous trinquons à la joie, à l’amitié, à cette soirée. Nous sommes les reines de la nuit. Nous regardons la ville, au-dessous de nous. Penchées sur la rambarde, nous nous blottissons l’une contre l’autre, unies dans le bonheur d’être là, tout simplement, en harmonie dans ce moment privilégié et qui n’appartiendra qu’à nous. Pour toujours.
Je regarde à ma droite Melissa radieuse, un peu ivre, drôle qui tend sa coupe et trinque à chaque monument parisien. Elle se tourne légèrement vers moi, avec son sourire ravageur, un peu inquisiteur aussi, mais silencieuse, pour la première fois. Elle se penche vers mon visage et m’embrasse, au coin des lèvres. La main de Chris avec beaucoup de douceur me caresse la nuque. Plus rien ne peut nous atteindre, de mal, de méchant, d’incongru. Nous sommes trois et une. C’est à mon tour de me tourner légèrement vers Chris. Melissa accompagne mon mouvement, posant sa tête contre épaule. Je me sens en confiance. Chris semble m’attendre. A mon tour je l’embrasse. Plus personne ne parle. Nous restons blotties les unes contre les autres. C’est à peine si j’ose respirer. La nuit nous enveloppe. On pourrait rester une éternité ainsi.
Le lendemain matin, lorsque je quitte la chambre, il n’y a aucune tristesse dans nos regards. Nous savons, nous savions, qu’il en serait ainsi. Que je retournerai dans ma Seine et Marne rurale. Qu’elles reprendraient l’avion pour Los Angeles. Nos baisers sont profonds et nos regards intenses malgré la fatigue d’une nuit qui n’en finissait pas de nous séduire. Nos corps se cherchent encore, petits animaux indociles, qui voudraient encore prendre et donner.
- We will see us again, for sure.
Je ne sais pas qui dit cela, mais peu importe, ce n’est pas le plus important. Dans l’ascenseur, je suis seule. J’appuie sur le bouton du rez-de-chaussée. Sept étages de course lente. Il va me falloir beaucoup de persuasion pour me faire pardonner auprès d’Alex. Mais je sais qu’elle comprendra. Ce matin, je souris sans appréhension. Je sais que je n’aurai plus jamais peur du vide.