Je ne pouvais m’empêcher de penser à elle. Cela devenait quasi obsessionnel, presque dérangeant. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti une telle attraction, aussi violente et incontrôlable. Plus rien d’autre n’existait que l’attente de ses messages, de ses petits signes qu’elle m’envoyait, presque quotidiennement et qui étaient autant de petits rendez-vous extraordinaires pour lesquels mon âme, mon cœur et mon corps s’embrasaient. Il m’était pénible, odieux lorsque, vérifiant ma messagerie électronique, son adresse n’apparaissait pas dans la liste des messages reçus. Je savais alors que ma journée serait perdue, foutue, inutile. En revanche, lorsque son nom s’affichait, mon rythme cardiaque alors s’accélérait, une douce sensation de chaleur se propageait sur ma peau et mon souffle s’amenuisait au fur et à mesure que ma main, vacillante, se rapprochait du trackpad de mon ordinateur afin d’ouvrir le courrier tant désiré. Je prenais alors tout mon temps pour découvrir les quelques mots qu’elle m’envoyait et les relisais sans jamais en ressentir aucune satiété. Le message comportait rarement plus de 4 ou 5 lignes. J’aimais son style, la manière directe, sans fard et très honnête avec laquelle elle s’exprimait. Ses confidences, souvent troublantes, me laissaient pantelante, chancelante et la brièveté de ses messages exaltaient le mystère et attisait mon désir d’en recevoir aussitôt un nouveau. Cela faisait maintenant plus de trois mois que nous échangions ainsi nos points de vue, nos remarques, nos sentiments et ces lectures me procuraient à chaque fois une émotion intense, un trouble grandissant, une excitation particulière mais bien réelle. Nos échanges étaient devenus si intimes que nous ne connaissions plus de barrières, plus de limites dans nos confidences et sans jamais nous l’avouer nous avions bien compris, l’une et l’autre qu’à travers nos mots, c’étaient tout autant de caresses, de baisers et de ferveur que nous nous donnions. Elle était ainsi devenue mon amante, ma tourmente, mon obsessive impatience.
La seule chose qui faisait défaut à notre relation était que nous ne nous étions jamais rencontrées. Nous ne nous étions jamais vues, ni même parlées au téléphone et nous n’avions jamais échangé aucune photo. Etait-elle grande ? Petite ? Ronde ? Mince ? Je n’en avais pas la moindre idée. Brune ou blonde,vivait-elle vraiment seule comme elle l’assurait ? Tout ce dont j’étais sûre c’est qu’il s’agissait bien d’une femme car jamais un homme n’eût pu, à ce point, exceller dans ses descriptions de l’intimité et du désir féminin. Ainsi, depuis ces trois longs mois, nos mots seuls avaient suffi, dans la force et la puissance de leurs évocations, à pallier sans aucune réserve au manque de contact physique de nos deux corps. Enfin, jusqu’à ce matin et à son nouveau message.
-« Je brûle, je me consume, je n’en puis plus. Voyons-nous »
Malgré le plaisir évident que me procurait son aveu et sa supplique, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une angoisse terrible. Se voir ? Mais n’allions-nous pas, en franchissant le seul tabou que nous nous étions imposées, briser notre propre mythe et basculer dans une réalité triviale qui imploserait nos imaginaires et ce sur quoi reposait notre exaltation ? En nous rencontrant « pour de vrai » n’allions nous pas tuer le fantasme que nous avions l’une de l’autre et détruire ainsi, à jamais, une relation où la chair n’était excitée que par l’esprit ? En un mot, et si je ne lui plaisais pas ? Ou bien si c’était elle qui ne me séduisait pas ? qu’allions-nous faire ? Discuter gentiment autour d’un café, d’un air gêné et convenu, pour, l’œil rivé à la montre, prétexter d’un train à prendre pour s’éclipser ? L’idée de l’ennui, de la déception, du vide étreignait mes pensées et bloquait ma réponse. Pour une fois, les mots ne sortaient pas, restaient au bout de mes doigts, la main en suspend au-dessus du clavier. Je n’y arrivais pas, je n’osais pas, je ne m’y attendais pas. J’esquissais une tentative : « Pourquoi se voir ? cela est-il bien utile ? nécessaire ? ne crois-tu pas que nous ferions mieux de rester dans cette relation unique, à part et nous éviter, mutuellement, la déception d’une rencontre ? restons ainsi, comme nous… »
J’hésitais encore puis soudain, sans que je n’eus plus aucun contrôle sur mes mains, je supprimais ce message et en créais un nouveau avec ferveur :
- « Il y a cette exposition au Grand Palais. Tu m’as raconté un jour combien tu étais fascinée par l’œuvre de cet artiste. J’y serai, lundi à 14H00. »
Envoi, « toutoutoutoummm, » petite musique de confirmation. Il était trop tard pour revenir en arrière, effacer, modifier. Je venais de celer mon destin en appuyant sur une simple touche et accepter le risque de la désillusion que ne manquerait pas de nous apporter, je le savais, hélas, le dur constat de la réalité.
Autant dire que je ne pus rien avaler cette matinée là. Je tournais dans mon appartement comme un lion prisonnier. A peine pouvais-je boire une tasse de café. Je pris une longue douche, cherchant l’apaisement sous l’eau bouillante. J’avais passé la nuit à relire tous les messages de ma correspondante anonyme mais cette fois, sans y trouver aucun réconfort, aucune aide, ni même, je l’avoue, la moindre exaltation. Ces petits textes qui jusqu’alors enflammaient si bien la moindre parcelle de mon corps m’avaient laissée de marbre, sans autre réaction qu’un malaise grandissant et prégnant : j’allais à la catastrophe. Il était évident que ce qui avait été notre moteur jusqu’à présent, n’était autre que le mystère et le fantasme extraordinaire de nos échanges purement spirituels. Concrétiser notre relation par une rencontre n’était que pure bêtise et nous allions ainsi voire naufrager notre passion si ardemment entretenue sur le net.
J’arrivais néanmoins avec plus d’une heure d’avance. Je voulais me familiariser avec les lieux et découvrir les premières salles de l’exposition toute seule. J’avais besoin de me rassurer en m’imprégnant de l’atmosphère et m’assurer, en faisant un rapide repérage des œuvres accrochées, que je saurais, le cas échéant, les utiliser pour meubler une conversation hésitante ou timide. Et puis, pour être totalement franche, je voulais être sûre d’arriver la première afin de la voir avant d’être vue. C’est idiot mais j’avais l’impression, ainsi, de me réserver une porte de sortie au cas où elle apparaîtrait dans une banalité confondante ou tout au moins, radicalement éloignée de l’image que je m’étais forgée d’elle à travers ses confidences. Je déambulais ainsi, de tableau en tableau, rêveuse, songeuse, anxieuse, partagée de plus en plus entre l’envie de m’enfuir en courant et celui d’aller au devant de mon destin.
Je la trouvais exactement là où elle m’avait dit qu’elle se tiendrait, devant l’une des œuvres phares de la collection, une toile représentant un couple qui s’embrasse, leur visage respectif recouvert d’un drap. Il y avait en fait quatre toiles déclinant le thème, toutes réunies dans une même salle, ce qui faisait l’unicité de cette exposition. Ma correspondante anonyme, Barbara de son pseudo, semblait fascinée par ce qu’elle découvrait de l’œuvre. Elle ne bougeait pas comme si elle voulait s’imprégner au plus profond d’elle-même de la force de l’évocation de ces amants. Elle ne faisait nullement attention à qui entrait ou sortait de la salle et si l’affluence était très modérée, elle me permettait néanmoins de rester un peu à l’écart et l’observer à mon aise. Il fallait se rendre à l’évidence, elle était belle et il émanait de sa personne une sensualité que je reconnus aussitôt tant ces mots me l’avaient exprimée auparavant. Ses cheveux bruns reposaient sur ses épaules, avec une négligence exquise, et son corps, long et fin, tendu dans une immobilité attentive attirait les regards. L’observant de trois quarts, j’avais l’impression que ses lèvres bougeaient, imperceptiblement, dans une incantation ou une prière silencieuse. Que racontait-elle à ce tableau ? Que confiait-elle à ce couple qui s’embrasse et s’aime sans se voir ? Que pensait-elle de cette évocation d’un amour qui n’a pas besoin du regard pour exister ? Que ressentait-elle pendant ce moment unique où l’art vous transperce plus assurément qu’une flèche et vous cloue de sa beauté fulgurante ?
Mes sens avaient été instantanément alertés, éveillés, bouleversés. La vision de cette femme en contemplation elle-même devant cette toile si forte et dont le sens ne m’avait jamais paru aussi évident qu’aujourd’hui me fit trembler des pieds à la tête. Cette fois, j’étais bien décidée, il me fallait fuir aussitôt, quitter ce lieu avant qu’elle ne se retourne et me dévisage pour me changer moi-même en statue de sel. Je tournais les talons à la seconde même où elle m’interpella.
C’était la première fois que j’entendais le son de sa voix. Cela me fut comme le chant d’une sirène qui me pénétra et brisa net mes derniers remparts. Je n’avais plus aucune volonté et avançais mécaniquement vers elle, me moquant subitement qu’elle ne me trouve pas à son goût et que je lui déplaise. Sa voix résonna à nouveau, délicate, sensible, légèrement voilée et dans la répétition qu’elle me fit, je compris enfin le sens de ses paroles.
-« Vous avez fait tomber votre livret… »
Je regardais derrière moi, dans la direction que me pointait son charmant doigt et découvris, effectivement, tombé à terre, le petit catalogue de l’exposition. Rebroussant chemin avec l’air le plus digne que je pus adopter, je ramassais le livre que je m’étais empressée d’acheter avec mon billet afin de parfaire dans la limite de mes possibilités et du temps que je m’étais imparti mes connaissances sur l’artiste.
Je rejoignis alors celle qui n’était désormais plus tout à fait une anonyme, devant le tableau qu’elle admirait toujours. J’avais envie à nouveau d’entendre le son de sa voix dont,l’absence, j’en prenais conscience alors, m’avait été si cruelle. Sans tourner son visage vers moi, elle sourit.
-« Vous aussi, n’est-ce pas, vous êtes fascinée. Il y a une telle émotion dans cet artiste, dans son œuvre et particulièrement dans ce tableau… N’avez-vous pas l’impression d’être happée dans un autre monde, dans une dimension à laquelle il faudrait nous abandonner, où nous pourrions tout, sauf maîtriser ? ».
Moi, ce que je ne maîtrisais pas, c’était l’émotion qu’elle me procurait à cette seconde précise et qui allait bien au-delà, je vous avoue, de tout ce dont j’avais pu espérer dans mes rêves les plus fous. Contrairement au tutoiement que nous avions employé très naturellement dès notre premier échange épistolier, elle me vouvoyait, ce qui donnait à notre rencontre une délicieuse solennité. Le sourire toujours posé sur ses lèvres, elle s’exprimait avec la plus grande des douceurs ce qui me procurait un plaisir extrême, moi qui avais tant craint, appréhendé ce moment. Je crois bien que j’aurai pu toucher du doigt la charge émotionnelle qui m’enveloppait.
Nous restâmes quelques minutes encore plongées dans la contemplation du tableau puis, de concert, nous dirigeâmes vers la salle suivante. Nous fîmes ainsi toute l’exposition, lentement, prenant tout notre temps, devisant, commentant, appréciant, prenant parfois le bras de l’autre pour attirer son attention sur un détail, souriantes, complices. Il était incroyable de constater comment, sans aucun préambule, nous nous étions accordées aussi magiquement l’une à l’autre, passant ainsi de l’écrit à l’oral, du virtuel au réel dans une démarche qui nous semblait d’une totale évidence.
Nous ne cessions de discuter, de tout, de rien, avec la même aisance que nous avions eu à nous écrire. Je ne vous l’ai pas encore dit mais nous nous étions rencontrées sur un site internet dédié à l’actualité et nos commentaires respectifs sur les différents articles publiés avaient attirés notre attention mutuelle. Nous avions alors commencé à prendre l’habitude de laisser des posts sur le site à l’intention de l’autre puis, assez rapidement, avions décidé pour plus de commodité d’échanger nos emails respectifs. Une certaine réticence envers l‘inconnu et une méfiance de ce monde où règne le pseudo avait fait que nous avions chacune créé un compte. J’avais pour nom mes initiales, elle se faisait appeler Barbara.
De la voir ainsi, devant moi, si naturelle, charmante, gaie me fit abattre mes dernières petites barrières d’appréhension. Je décidais donc de me dévoiler et de décliner ma véritable identité même si pour moi, c’est une vraie torture tant j’abhorre mon prénom. Mais c’est le mien et il faut bien faire avec à moins de se cacher perpétuellement dans la simulation. Je n’en avais pas l’envie, je pris donc sur moi et fonçais.
- Au fait, je m’appelle Martine.
Elle me fixa de ses grands yeux bleus, ou bien verts, cela dépendait de la lumière en fait.
- Enchantée Martine, moi, c’est Aurélie.
Ca y est, au moins, pour les prénoms, c’était fait. Maintenant, puisque nous avions soulevé une partie du tissu qui jusqu’à présent voilait notre visage, nous pouvions enfin aller plus loin dans la connaissance l’une de l’autre. Encore une fois, je fus la première à me lancer.
- … cela me fait vraiment bizarre, je dois avouer…
- Quoi donc ?
- Que l’on se rencontre, ici, que l’on se parle comme ça, que l’on se découvre…
- Mais… nous sommes venues pour la même chose, n’est-ce pas ? La découverte, l’émotion, le plaisir…
C’est à partir de ce moment là qu’une furieuse envie de l’embrasser me prit. Je suis certaine qu’elle ressentit mon trouble car elle se tut. Nous sortîmes en silence du musée et commençâmes à marcher, l’une près de l’autre, sous l’allée ombragée de l’avenue. C’était une magnifique journée d’été qui incitait à la paresse, à la nonchalance.
- j’ai envie de prendre un verre, pas vous ?
Cette proposition qu’elle me fit, ses lèvres toujours nimbée de son sourire charmant, charmeur, me fit l’effet d’une bombe et tous mes sens, d’un coup s’embrasèrent. Oui, j’avais soif, oui je voulais me désaltérer, et me rafraîchir de cette fièvre qui m’envahissait. Nous entrâmes dans le premier café venu qui, par chance, était loin d’être bondé. Nous nous plaçâmes dans un coin de la salle, instinctivement, le plus sombre, le plus tranquille. Nous commandâmes un verre de vin blanc, un Chardonnay dont la fraîcheur et le fruité nous combla. Nous n’avions toujours pas parlé de nos échanges de mails, de nos aveux, de nos confidences, comme s’il ne nous semblait pas nécessaire de revenir sur un passé qui n’avait eu d’autre fonction que de nous mener jusqu’à cette journée bénie.
Au fur et à mesure que nous buvions notre verre, le rythme de notre conversation se calmait, s’adoucissait. Nous profitions de ce calme, de cette sérénité pour nous regarder, nous sourire, nous caresser du regard jusqu’à perdre toute velléité de paroles.
Elle se pencha la première vers moi et je sus ce qu’elle attendait. Je m’approchais d’elle au plus près. Nous nous fixions avec intensité, nos visages à quelques centimètres l’un de l’autre, mêlant notre souffle et nos regards. Elle sourit à nouveau, mais cette fois, sa lèvre tremblait et lorsqu’elle parla, sa voix se brisa dans l’émotion..
- Nous pouvons enlever le voile de nos visages n’est-ce pas ?
Ce que nous fîmes instantanément en nous embrassant avec une délicatesse et une douceur incomparable. Ses lèvres à peine posées sur ma bouche m’effleuraient comme lorsqu’elle murmurait devant la toile. Ni l’une, ni l’autre n’étions étonnées de ce qu’il se passait. Ne l’avions-nous pas attendu, espéré , appelé de nos vœux depuis toutes ces semaines ?
Je ne me souviens pas exactement laquelle des deux en eût l’idée mais nous nous retrouvâmes, quelques instants plus tard, dans la chambre fraîche d’un hôtel à proximité. Les fenêtres dont nous avions refermées à moitié les persiennes donnaient sur une petite cour où un arbre, énorme, immense, sans doute centenaire semblait monter le garde avec bienveillance. Le contraste entre l’ombre, la lumière très blanche de cette journée d’été et le ciel bleu azur donnait à ce moment une touche d’irréalité, comme si nous mêmes, à un instant donné, étions entrées dans l’un des tableaux de l’artiste pour nous fondre dans son propre imaginaire.
Nous restâmes longtemps à faire l’amour, à nous embrasser, à nous caresser, à nous murmurer ces mots qui prenaient enfin leur véritable sens dans un échange qui ne relevait plus simplement du fantasme, mais devenait bien l’expression, la libération du désir, de ses plaisirs, et de sa jouissance.
Lorsque je rentrais chez moi, le soir, épuisée, enivrée de tant de ferveur, je me précipitais vers mon ordinateur espérant que ma douce Aurélie, que j’avais quitté sans autre mot qu’un sourire, m’ait laissé un message afin de ne pas m’épuiser dans son absence qui déjà, je le sentais, torturerait mon corps.
Mais le message était bien là, n’attendant qu’un clic de ma part pour s’ouvrir et se dévoiler à mon regard. Je découvris alors, avec stupeur, ces quelques mots :
- Je suis vraiment désolée, mais un impératif professionnel de dernière minute m’oblige à annuler notre rendez-vous. J’espère que tu auras ce message avant de partir Nous remettrons notre rencontre bien évidemment à un autre jour. Je t’embrasse, Barbara.
PS : J'espère que tu ne te seras pas rendue pour rien au musée.
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